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Une lettre


I

 J’admets ne jamais avoir su comment le dire. Ni à toi, ni à d’autres. Écrire! Quelle connerie! Quelle fantaisie! Elle rime avec douleur. Elle rime avec passion. Écrire! Trouver des mots. Trouver “LES” mots, “LES” signes. Dire. Insinuer. Et aussi, me semble t-il, guetter la présence rassurante, la complicité d’un lecteur, d’un autre, toi, quiconque ou même moi seul pour des plaisirs à sens unique, pour répondre à quelle fantaisie narcissique d’une simple “prétention miroir”.

Écrire bien sûr! D’un frémissement sourit ou pleuré ; d’une angoisse à insinuer quelque chose ; avec l’ambition absurde d’offrir de la vigueur ou de la détresse. Et, en d’autres instants, sans ne rien pouvoir insinuer, troublé par le sentiment confus que l’espace imperceptible s’épaissit quand il devrait s´éclaircir, ne jamais tendre à quoique ce soit.  Écrire pour ne rien évoquer d’important mais pour dire  l’essentiel. Écrire diras-tu, voilà du temps perdu. Oui ! Mais un temps perdu pour gagner un peu plus sur l’indicible et sur l’absence.

Comme toujours tu ne réagis presque pas sur le sujet. Tu es une sorte de fantôme qui viendrait et disparaîtrait au caprice du vent. Ta réponse murmurée confirme d’ailleurs l’exactitude de mon propos.  Une réponse imperceptible et cependant bavarde. Tu hausses les sourcils. C’est ainsi que  tu manifestes ton désaccord sans rien ne dire de précis. Entends-tu comment sans trop ouvrir la bouche nous communiquons si bien toi et moi! Toi qui ne dis rien. Moi qui écoute tes silences ; qui les traque avec une acuité frisant le coup monté, le coup d´esbrouffe, selon un de ces artifices caractérisés de tireur de lignes.

C’est l’excuse rêvée pour me reprocher ces rencontres muettes. Pour dénoncer  leur banalité; pour souligner leur monotonie. Mais il n’y a rien de surprenant à cela. C’est une autre de tes  démonstrations de force! L’accusation formelle que je n’ai rien à te confier, lorsque sortant de ton mutisme, tu assures m’aimer jusqu’à la démesure et que cela semble me laisser complètement indifférent.

Tu m’aimes silencieusement. Sans déclarations. Sans cris, sans aucune scène, sans effets de manches; sans toutes ces petites imbécillités dont  on leste inutilement l’amabilité du quotidien. Par lâcheté ? Par manque d’imagination? Non ! Il me semble que cela soit plus par confort, par accoutumance, quand la vie est ainsi faite de défis que l’on n’ose plus relever…

 “Parce que nous sommes d’épouvantables marionnettes sans fils, au pas incertain, à la mimique navrante… Parce que nous marchons pour tomber et nous relever aussitôt, en poussant des gloussements pour effrayer et à la fois rassurer. Nous sommes obstinément vivants et têtus : nous avons besoin de notre petit théâtre et de nous griser l’existence par de fréquentes petites claques sur la croupe. Nous avançons… Oui! Mais en bonnes marionnettes sur nos petits chevaux de bois” prétends-tu à ton habitude.

Tes non-dits ponctuent ton propos. Ils l’enrobent. Ils  le  modulent. Ils en épuisent les soupirs. Ils éludent toute déclaration inutile en une sorte d’introspection minimaliste. Cela n’est pas innocent de tordre ainsi le cou au primordial !

Ces silences sanctionnent la solennité de ce que je qualifierais de contemplation discursive, si épurée et à la fois prolixe, par de petits gloussements,  des claquements de langue secs et assez vulgaires: tu trouves tout parfait et simultanément ridicule et ne peux t’empêcher de le laisser transparaître.

Mais ce qui émane de toi ou au contraire resterait sous-entendu, prouverait, tu le dis, ton altruisme comme l’amour que tu affirmes ressentir pour moi. Au même moment, tout cela pourtant ne signifierait rien de  précis ou même corroborerait le contraire. Comment pourrais-je jamais bien saisir l’évidence de ta vérité! Selon toi, jamais! Voilà ce que tu décrètes et, tu te charges de le rappeler, tes décisions sont sans appel.

Tu ne vois d’ailleurs pas comment je pourrais te manifester en retour la moindre parcelle infinitésimale d’affection. Je suis, à tes yeux, incapable de mesurer la portée de l’amour que tu éprouves pour moi, dans l’impossibilité de saisir  l’aberration de ce paradoxe, d’en  comprendre la légèreté profonde, d’en mesurer la fugacité, la délicatesse et le mensonge.

Tu avoues pourtant, mais bien sur à mots couverts, qu’à ma place tu ne supporterais pas une attention si étouffante, que sans doute tu la fuirais et que peut-être même tu la combattrais avec toute la force de conviction à laquelle l’individualisme forcené organise et gère sa détresse.

Tu catalogues ma discrétion. La célébrais-tu? La recherchais-tu? Tu la dénonces aussi vite. Quiconque questionnerait cette ahurissante contradiction. Elle ne te gène pas. Il est vrai que tu n’en est pas à une incohérence près dans la mesure où elle te profite. L’apathie dont je ferais preuve à ton égard, c’est une fois de plus un de tes stratagèmes, cette indifférence te ménage une porte de sortie. C’est l’excuse idéale pour te tromper, pour mal réaliser comment tes conclusions sont injustifiées.

Ton silence ne me prend plus par surprise. Il me prouve chaque fois plus ton défaut d’affection, ton manque d’amour pour autrui. Tu dénonces bien sur ce jugement avec la dureté qui te caractérise. Ainsi dois tu apprécier l’inconsistance des autres – je le suppose car je ne t’ai jamais surpris en compagnie de quiconque – ainsi balaies tu tout ce qui selon toi ne mérite pas la peine d’être écouté. Tu le fais sans le moindre  remord, cette sentence couvrant tes carences quoique tu ne veuilles jamais tout à fait reconnaître que tu puisses te plaindre d’aucune.

 “Je n’ai pas une vie facile” cries-tu pourtant à la moindre occasion. C’est sans doute le cas. Tu n’as pas été épargné par les coups du sort. Tu as bien évidemment eu des hauts et des bas mais à cela rien d’étonnant. Il en est ainsi pour tous. Je te l’ai d’ailleurs à maintes reprises rappelé. Vivre est un acte qui requiert de la témérité ou pousse au contraire à une série chaque fois plus courageuse de petites lâchetés.

Ton intransigeance est d’autant plus surprenante que je ne me souviens pas que tu m’ais jamais écouté. Je veux dire par là que s’il existe une différence majeure entre écouter et entendre, il en existe une plus grande encore entre un vrai dialogue et le monologue entretenu avec un interlocuteur muselé. Et à approfondir cette question, il existerait une différence plus fondamentale encore entre un échange qui ne peut ne se nouer pour quelque raison que ce soit – l’éloignement d’un(e) ami(e), la disparition d’un être cher, le vol d’un corbeau sur une plaine ensanglantée par le napalm ou  même l’irruption subite d’un passager dans le cockpit d’un pilote de ligne – et celui que l’on mène intérieurement avec l’autre, mais à travers soi uniquement pour s’assurer de n’être ainsi jamais interrompu, pour se convaincre de ne jamais être vaincu par le jet de sa propre éponge.

Or tu as toujours eu cette tendance. Celle de considérer ton point de vue irréfutable ou du moins si probable, si proche de la vérité certaine et absolue, qu’il ne souffrirait aucune contradiction, aucune remise en cause, ni aucune emphase, lorsque par principe il se suffit à lui même. A quoi bon écouter quelqu’un d’autre et surtout moi plus que quiconque  dans la mesure où tu t’es déjà fait ta propre opinion, celle-ci étant par essence la bonne.

Mais puisque tu dis être une personne brillante, tu ne doutes pas de la difficulté à toujours avoir raison et acceptes donc, quand cela bien sûr sert ton intérêt, de revenir avec une spontanéité de façade sur tes positions intransigeantes. Tu me regardes et me dis alors “Je ne sais pas” et dans cette réplique il y a toute ton impatience – tu prends un air ennuyé et las – ta certitude d’avoir été pris au dépourvu d’un argument que tu n’avais  curieusement pas envisagé.

Tu t´esquive aussi lorsque après avoir recherché en vain  un argumentaire confortant tes idées (cela arrive peu souvent confesse-tu mais reste du domaine de l’éventuel) lorsque tu réalises qu’en fin de compte tes positions sont intenables et que les maintenir non seulement prouverait tes torts comme elles favoriseraient ton adversaire,  c’est à dire celui qui pense différemment de toi ou qui parle le premier. Tu t’exécutes de mauvaise grâce, en rechignant, montrant qu’il t’en coûte, que tu fais alors preuve d’une grande magnanimité à accepter ce que l’on t’oppose. Tu n’adoptes pourtant cette attitude extrême que lorsque tu connais parfaitement bien ton contradicteur et lorsque tu penses que celui-ci te cerne aussi parfaitement.

Face à un étranger ou à quiconque que tu estimerais digne d’intérêt, tu uses d’une autre  stratégie et n’hésites pas à
faire preuve d’une qualité d’écoute sans égale. Il semble alors que tu veuilles trouver chez celui-là la faille qui te permettra d’affirmer: “Vous avez tout à fait raison mais je n’avais pas complètement tort!”.

II

Aujourd’hui je trouve le temps de t’écrire. C’est une simple lettre. Ce n’est pas grand chose. C’est un document prémédité, un texte capital. Accepteras-tu mes lignes sans prétendre que je manque de bon sens ou même de maturité ?

Communiquer est, selon toi, une mission au-delà de ma compétence et de mes possibilités réduites. Tu dois d’ailleurs sans doute déjà secouer la tête en parcourant ces mots. Tu dois penser que cette lettre – celle-ci plus encore que toutes les autres que je ne t’ai jamais adressés – ne se lit pas telle    qu’un jour on a déjá su les écrire.

Tu évoqueras Neruda, Garcia Marques, Gary, citeras peut être aussi Les Fleurs du Mal, affirmant que ceux-là ont eu matière à dire, que les fleurs qu’ils cueillirent ne sont pas funèbres mais évoquent un proche printemps à jamais inaccessible, éternellement insaisissable. Oui voilà de sérieuses plumes qui garnissent tes étagères et qui à intervalles réguliers t’accompagnent dans l’obscurité de tes nuits solitaires.

Bien sur ton “instinct” fraternel t’enjoint de fermer les yeux. Il te commande d’ignorer, de simuler. Il te met en garde de ne rien savoir. Tu as toujours eu à cet égard un sens particulier du devoir, de ton devoir, non parce qu’il s’agirait d’une nécessité absolue mais parce qu’il répondrait à un ordre naturel des choses que nous ne pourrions   affronter ni toi ni moi, sauf à vouloir bien sûr être absolument originaux. De cette originalité nous tirons pourtant notre singularité, une exclusivité incontestable. Nous préservons cette expérience d’une jalousie féroce et nous réaffirmons notre fierté et notre orgueil à déclarer “ Nous ne sommes pas de vulgum pecus”.

Nous devons nous lamenter également de toute la somme de nos malheurs, de notre tristesse à ne rien faire comme les autres, de ne surtout rien faire comme eux. Mais tu me permettras de revenir plus tard sur ce sujet puisque je n’aurais pas assez d’une existence entière à revivre, et a fortiorià écrire, pour en épuiser la matière à commentaires.

Tôt ou tard il me faudra passer au crible de ta critique. Celle-ci à la fois m’indiffère et m’importe pourtant plus que toutes les autres. Tu en es persuadé; tu t’en enorgueillis mais t’en moque aussi un peu. Car je ne te rendrais pas, selon toi, toute l’importance que tu mérites. Tout cela – tu parles de ma brusque envie d’écrire après de si longues années de silence coupable –  n’est à tes yeux qu’une marotte passagère, un petit passe temps de désœuvré, la consolation que l’on trouve à la vie lorsque tout  est facile et confortable. Mais écrire est ce qui reste à ceux qui ne savent plus quoi dire, lorsque les mots qu´ils ont en bouche deviennent cruels et assassins, et que la page vide, la page blanche devient refuge et purgatoire. Sur cela nous convenons je le sais  toi et moi et c’est en quelque sorte un excellent point de départ.

Il me vient malgré cela un autre doute. Sachant que tu n’as jamais eu la capacité de m’écouter – je me force à croire que c’est plus une question de possibilité que de disposition – comment me persuader que tu puisses un jour vraiment me lire?

A vrai dire  ton intransigeance m’indiffère. Je suis  déjà bien occupé avec la mienne. Mais je m’y suis conformé. Je m’y suis habitué. A la tienne bien sûr, car je tente encore d’assumer la mienne. C’est une décision coupable et cruelle à laquelle j’ai dû me résoudre pour ne  pas étouffer dans ton ombre. Et puis, comme je n’avais plus personne avec qui apprendre à parler, ni avec moi-même (surtout pas avec moi) ni avec le vent ou les écureuils, il aura bien fallu me résoudre à tromper l’ennui et le temps d’une autre manière.

Le moment est venu pour moi d’affronter l’irrémédiable. Avec recul, j’ai appris – un peu – à me connaître et à te déchiffrer – si peu et pourtant juste assez encore – à gratter la réalité des personnages que tu assignas un jour à notre résidence. Je les sais excessifs et  irréfléchis. Ce n’est bien entendu que l’avis d’un frère. Il est forcément tronqué. Plus on est proche des gens et moins on les connaît. Cette vérité nous pousse  parfois à rechercher le conseil des autres, lorsque ceux-là sont détachés à un tel point des apparences et des jugements partisans qu’ils peuvent ainsi émettre les avis les plus autorisés et les moins partiaux.

Est-on en vérité jamais détaché des faits? Il est très difficile voire impossible de ne pas succomber à ses préjugés même lorsqu’on se targue d’une parfaite intégrité intellectuelle. Comment envisager l’autre en toute impartialité ? Comment se surprendre dans un miroir sans risquer la superficialité?  Qu’on le veuille ou non, il y a toujours une main invisible qui nous pousse ou nous tire, qui nous empêche (à moins d’être visionnaire ou poète), qui nous dissuade d’une auto détermination.

On se prononcera avec d’autant plus de facilité qu’on se sentira libre de tout compte. Mais le quotidien est replet d’additions mesquines. Et l’on   donne sans cesse d    e bons comptes à nos mauvaises consciences.

Voila pourquoi je m’estime en droit d’avoir un jugement pertinent à ton égard. Tu m’as en effet déjà accusé de t’avoir abandonné, d’avoir creusé entre nous un fossé infranchissable. Tu m’as accusé d’entretenir notre séparation. Ne l’ai-je pas consacré en choisissant de vivre ailleurs, si loin de ton emprise bienveillante ? En vérité, moins je te vois et plus je te devine. Moins je te connais et plus je découvre l’essence de tes faiblesses et par conséquent des miennes. C’est paradoxal tant je sais combien tu as jadis prouvé être une personne forte et équilibrée. Il aura fallu que les années passent pour que je te comprenne donc tel que tu es et non tel que tu voulais apparaître à mes yeux.

Bien entendu je ne suis sûr de rien. Je ferai preuve d’arrogance à vouloir affirmer le contraire. Je peux me tromper.  Mais ce personnage que tu joues en permanence tricote à la perfection avec ton caractère emporté. Il en épuise toutes les possibilités et tous les excès. Cela aussi tu l’as intégré et voilà comment tu ne perds jamais le contrôle de ta situation en sachant jusqu’à quel point tu peux ou non aller. Tu n’as jamais manqué de me le dire lorsque tu estimais nécessaire de me le faire savoir, c’est-à-dire lorsque tu avais la conviction que j’appliquerais à la lettre toutes tes recommandations et tes conseils, en fait des ordres formels.

Il faut flatter, caresser dans le sens du poil, savoir dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre. Il faut leur faire croire que sans eux on ne serait rien ou du moins pas grand-chose. Voilà la substantifique rouelle que tu brandis des années durant en guise d’étendard belliqueux. Tu m’auras de toute évidence appris à ouvrir les yeux. Je ne reprocherai jamais à quiconque d’avoir eu un si bon professeur. Il serait logique que tu ne te lamentes pas non plus d’avoir eu un si bon
élève.

III

Je souhaite conjurer un malentendu dont la portée est tenace. Je ne cherche pas à te présenter des excuses. Je ne me sens pas coupable de quoique ce soit bien que tu veuilles parfois t’en persuader. Je ne veux pas non plus te donner un blanc-seing ni t’accorder un solde de tout compte que selon tes prétentions tu serais en droit d’exiger.

Je l’évoquais : le principe du devoir est fort complexe. Il est une source intarissable de malheurs. Je persiste ainsi  à croire qu’il y a dans la fratrie un caractère d’obligation qui en altère la valeur. On adore ou l’on maudit ses frères et sœurs pour le seul motif de cette consanguinité. On s’y oblige parce que c’est ainsi et comme cela que doivent être les choses. On déplore cette proximité de parents que l’on soupçonne trop bien nous connaître, avec qui on a fatalement partagé nos joies et nos peines  – et que l’on partagera peut être à jamais avec eux – qui sont au fait de nos rancœurs et de nos haines, qui se projettent avec ou sans gène ou même pas du tout sur le reflet craquelé de notre âme, à  supposer bien entendu qu’on en ait une.

On aime ou l’on déteste puisque cela serait un devoir. Parce que c’est inscrit dans notre sang et dans nos gènes. Parce que l’on dit partout qu’il faut aimer son frère et protéger sa sœur.

Est-ce tout? Non! Il faut aussi chérir sa mère, respecter son père, vénérer ses aïeux, aduler ses professeurs, toujours terminer son pain et  reprendre du fromage. Il faut roter entre la poire et le raisin. Il faut courir après le succès. Il faut pleurer à La Mort du Cygne. Il faut siffler “ Le pont de la Rivière Kwaï ” et trouver coquet la garçonnière où culbuter ou se faire lutiner par l’amante dont on se complique l’existence. Tout est là dans ces commandements qui débordent des Tables de la Loi et dont on s’ éprends à coups de fermetures éclairs!

La richesse et la profondeur d’une amitié est plus féconde. Quel est le lien qui nous oblige à partager avec un parfait étranger ? Quelle est cette obligation qui nous contraint à nous livrer à lui corps et âme comme si nous faisions partie de lui et lui de nous ? Il n’y a aucune astreinte à l’amitié – je parle de l’amitié sincère, non de copinages superficiels – ni rien non plus pour en garantir la complicité que seuls les ans tisseront d’une maille complexe. Peut-être est-il d’ailleurs plus douloureux de voir partir un ami qu’un frère. On sait que lorsqu’il s’effacera il ne nous restera plus rien de lui quand malgré tout nous garderons toujours un peu du second dans nos veines, tel le poids d’un fardeau que l’on trimballe – j’ai failli écrire le poids d’une faute !

Mais tu n’es pas mon ami. Tu es mon frère. Qu’y pouvons nous toi et moi. Jusqu’à crever, toi et moi, jusqu’à enterrer tous les autres, il faudra bien nous dépêtrer de cette malédiction.

Je reviens sur mon idée première. Pourquoi faut-il aimer par obligation? Pourquoi s’obliger au respect, à de petits esclavages ou à de grandes servitudes ? On passe déjà ainsi le nouvel an, on tire aussi les rois, quand tout le monde est de la noce, quand il est inadmissible de ne pas “guincher” avec les autres. Je trouve une amorce de réponse :  “Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi[1] Mais de quelle loi parle t´on ? De celle qui nous assujettit ? Ou plutôt de celle dont on s’affranchit en choisissant de la respecter ? Tu devrais te réjouir ! Tu croyais te restreindre et te voilà libéré. Car c’est aussi pour cela que l’on se sent obligé ! (enfin je le suppose car jamais je ne le serai).

C’est aussi pour cela qu’on se contraint avec tant d’énergie chaque fois qu’une déchirure béante nous presse à ne plus l’être, à tout envoyer balader, à penser d’abord et surtout à soi. Diras-tu que cela n’est pas envisageable ? Bien sûr que si ! Prétendre le contraire serait entretenir une légende tenace, une histoire à colporter pour alimenter nos chimères.

Ce contrat qui ronge, qui abaisse, qui avilie! Ce contrat ! Quelle récompense ! Il rachète le passé, les erreurs jadis commises et sur lesquelles certains plissèrent des yeux. Tous auront accusé, pointé du doigt, crié à l’anathème…“Quel scandale! …Quelle honte!”… martelant de la sorte leurs propres règles.

Mais le désir de triompher est le plus fort. Prouver sa valeur dans l’adversité, contrarier l’essence purement désintéressée du devoir – tel un malentendu élucidé mais dont on garde la délicieuse part d’imprévu. Être un bon frère, un frère consciencieux ! Oui ! Sans doute ! Mais pour se refaire aussi et avant tout une virginité ! Pour conjurer une faute rabâchées dans les pages  craintes de notre héritage immoral. Alors être un frère, oui, et de grâce! Sans tragédie et sans larmes!

Avec toi c’est différent. Chaque jour tout est  compliqué. Il faut endurer ton calvaire. Tu dois t’alimenter de son épreuve. Tu dois t’en persuader  assez pour être en mesure ensuite de m’en convaincre. Car si je ne réalisais pas ni ne comprenais l’essence de ta difficulté, serait-elle aussi  acceptable à tes yeux?

Tu me fais comprendre que mon existence ne sera jamais aussi forte que par l’entremise de ton sacrifice. Ce dernier est même la condition de ma présence. Mon existence est la preuve objective de ton martyr. C’est un choix scandaleux que tu as fait. Nul ne t’y a obligé. Cela t’arrangea sur le moment, parce que sans doute rien de mieux sincèrement ne valait alors la peine, ou parce qu’un appel téléphonique ne fût jamais donné ou même encore parce qu’un pipirite un matin chanta trop tôt.

A vaincre sans ta souffrance triompherais-je sans gloire ?[2]  C’est ton modus vivendi. Ta vie et la mienne sont intimement liées par un drame sans fin dont tu ne perds jamais de vue l’épilogue tragique. Mais il se trouve que tu es né avant moi.  Tu as donc pris sur tes épaules toute la responsabilité de notre survie. Tu l’assumes. C’est presque pour toi une mission sacrée que de parcourir ce chemin de croix . Voilà une fatalité qu’avec une certaine constance tu justifies par l’existence d’une prétendue malédiction familiale. “C’est comme cela! Dans la famille, on a tous un grain” dis tu, souvent, résigné et goguenard.

Je ne peux comme personne bien le comprendre. Cela alimente d’autant plus ta tragédie. Si nul ne te cerne, et surtout pas moi, c’est bien selon toi parce que tu n’a pas été un véritable frère et, quel coup du sort, parce que tu as fait de mauvais  choix dans ta vie . Voilà une tristesse de plus dont te mortifier. Elle explique à elle seule ton impossibilité de vivre sans au préalable répertorier, identifier, classifier et compartimenter toutes les causes de ton malheur, sans oublier d’en planifier toutes ses conséquences prévisibles ou envisageables. Je prétend que tu entretiens en toi toutes les composantes de la tristesse et de la peine à vivre. Tu te plais à te poser en martyr, à jouer une sorte de mater dolorosa qui claudiquerait au pied d’un Golgotha, témoignant là du malheur du monde quand bien même le crucifié ne serait pas même son fils et plutôt un parfait étranger quoique avec toujours pour écho les cris déchirants de pleureuses encourageant quiconque à porter le deuil.

IV

Qu’importe que tu sois affligé ou que tu te contentes de jouer la comédie. Je préfère croire qu’à ce moment précis tu es en effet le plus malheureux de tous les hommes. Et cela t’arrange bien si je ne pousse pas plus loin mon investigation. Tu aurais sinon à t’expliquer. Or je sais que tu ne t’y résoudrais pour rien au monde. Tu préfèreras mourir plutôt que de reconnaître plausible une autre vérité que la tienne. Je suis ton cadet. Tu n’as pas de compte à me rendre. Tu me l’as souvent rappelé. C’est un fait que tu assènes comme d’autres font de la « philosophie à coups de massue ». C’est un état de fait. Dans ton cas c’est presque un état de siège, une place forte inébranlable. Tu n’en démords pas et je perdrai mon temps à vouloir prouver le contraire. Pour éviter des crises d’humeurs inutiles, pour préserver un semblant d’apparence – je suis un peu lâche je le reconnais (à moins que cela ne soit de l’intelligence) – je préfère donc te laisser à tes certitudes.

Bien entendu si je compatis à ta souffrance, si je tente d’être sympathique, si je m’essaie à un peu de tendresse ou m’enquiers de tes nouvelles, tu l’ignores et feints d’être sourd. Ou, voyant une évidente fausseté dans cet intérêt subit, tu me rétorques que tout le monde se moque de ce que tu peux bien penser ou devenir, moi en premier.

Les réponses que tu me tais se suffisent alors à elles-mêmes.

Tu passes sous silence ces sujets que je ne peux aborder avec toi. Je ne pourrais jamais bien les aborder ou pas avec les mots que tu souhaiteras entendre. A ton tour, tu n’évoques pas les soupirs, les interrogations, les virgules, les points que selon toi il me sera impossible de disséquer avec le sérieux requis. Et tu ajoutes que je t’ai tacitement promis de ne plus les évoquer, ce dont tu te félicites puisque à maintenir une telle résolution je te garantirais l’impunité pour la somme de tes éventuelles commentaires acariâtres.

Si par contre je ne m’enquiers pas de ta santé et de tes états d’âme à intervalles réguliers, tu me soupçonnes de te négliger. Tu m’accuses d’être un ingrat. Tu me renifles en pleine gueule ce que tu as pu faire ou taire jusqu’à ce jour. Tu me le fais payer très cher. Tout n’aura été que temps perdu, dis-tu, pure perte. Et je ne serai jamais qu’un égoïste qui ne te mérite pas. “ Tu verras! Oui! Tu verras – me préviens-tu alors – quand je ne serai plus là !”.

 V

Sais tu qui je suis? As tu jamais imaginé que je puisse avoir des regrets ou des craintes ; des désirs à satisfaire? Te vient-il à l’idée que la vie puisse pour moi n’avoir aucun sens plausible? Qu’une part d’incompréhension me revient donc de plein droit? Suis-je uniquement ton faire-valoir ou celui sans lequel tu serais peu de chose?  As tu jamais pensé à tout cela ? Toi seul compte. Qu’importe autrui. Tu nieras, je le sais. Tu insisteras à prouver le contraire. Cela ne m’impressionnes pas. Cela ne me touche plus ou pas autant que jadis. Je peux désormais te dire ce que je pense. Je suis désormais libéré d’un poids énorme malgré un terrible sentiment de frustration qui m’oppresse encore.

 Je suis tel un prisonnier usant ses fers, mais qui jamais ne s’échappera de son cachot. Et si j’ai réussi à relativiser cette part de culpabilité à laquelle tu voulais me soumettre, je sens encore son poids et son malaise. La peur de te perdre, celle sans doute aussi de ne plus me retrouver, me maintiennent encore sous ton emprise. C’est cette relation de dépendance qui n’éloigne jamais l’esclave de son maître. Elle le dissuade de se révolter. Sans l’autorité qui le domine que deviendra celui qui n´a jamais rien connu sinon  l’obéissance? La crainte du fouet ne justifie pas tout. Elle est une excuse. Elle est un paravent confortable dressé à bon escient de consciences installées. Elle n’explique jamais assez pourquoi on se résigne à l’impossible ni comment sont commises les pires forfaitures.  Le fouet laisse des traces parfois tenaces. Mais les blessures de l’âme sont plus profondes.

Je sais pouvoir aujourd’hui te faire part de mes sentiments les plus radicaux. Je ne suis pas seulement ton contradicteur. J’ai mis du temps à l’admettre et je sais que c’est un argument que tu n’admettras jamais. Je suis ton frère cadet : DONC je te dois le respect. C’est une théorie aussi simple que cela.

Mais je suis aussi ton égal. Et j’ai désormais  compris comment rentrer dans ton jeu. J’ai par ailleurs appris à cacher le mien comme tu as si souvent affirmé qu’un honnête homme doit le faire. “Être un grand flic ou un grand truand, disais-tu souvent, c’est une seule et même chose. Peu importe ce que l’on fait… il faut bien le faire et le faire bien”.

As-tu une seule fois imaginé qu’un jour je deviendrais aussi habile que toi à feindre et simuler. Car de qui ai-je appris? Mais de toi bien sur! Tu t’es si souvent chargé de me faire comprendre que l’on obtient toujours ce que l’on souhaite des autres pourvu qu’on sache leur distiller ce qu’ils souhaitent entendre.

Tu es convaincu d’être supérieur aux autres jusqu’à le rappeler dans le moindre de tes commentaires. Tu ne le fais pas ouvertement. Ce sont de vagues allusions. Ce sont des piques assassines. Tu déplores pourtant ne plus avoir sur moi le même ascendant que jadis. Résigné, tu dénonces  l’habileté dont je fais preuve lorsque j’applique à la lettre les conseils que tu m’as donné par le passé  parce que tu pensais alors que je ne parviendrais pas à les suivre.

Et si tu es parfois si las, si découragé, c’est que tu réalises, mais toujours trop tard, que j’utilise contre toi ces mêmes recommandations. Ne m’as tu pas si souvent commandé de faire de Machiavel mon livre de chevet! Car lorsque je semble te céder sur certains points, lorsque je te fais  quelques  concessions, lorsque je feins de me plier à tes exigences, c’est plus par curiosité et malice que par crainte. Je veux savoir jusqu’où ira la farce de notre relation. Je veux la quantifier, la voir défiler d’un œil gourmand, en être l’auteur, le protagoniste et le spectateur. Il te faut désormais compter avec moi : tu n’es pas le centre de tout. Le monde n’est pas loin non plus.

Qui tourne autour de qui ? Qui est le centre de quoi ? Ces questions ne sont pas les nôtres. Elles ne le sont plus. Elles nous paraissent pourtant familières et chacun de nous pense pouvoir s’en meurtrir et toutefois en ressortir indemne. Comme nous souhaiterions qu’il en soit ainsi. C’est ce qui alimente nos années d’innocence, qui nous encourage à rêver d’un devenir farouche, à échafauder des futurs merveilleux ; c’est ce qui nous convaincs d’être parmi les élu, ces privilégiés ayant peu en commun avec la masse de moins vertueux.

Il y aurait ceux qui doutent, qui ne savent rien, mais qui, naviguant à vue, se fixent des caps approximatifs vers des destinations incertaines. Et tous les autres, ces poussières de finitude, ces petites anicroches suspendues aux reliefs de
destins brillants mais si tragiques.

Les certitudes et interrogations mènent en fait aux mêmes impasses.

Mais avec la raison le doute surgit en chacun de nous. Il n’a de cesse dès lors de planter ses banderilles. C’est un trait commun à tous ceux qui ne se contentent pas de vivre telles des laitues. Nous en faisons les frais. Et nous voilà consumés par une sourde indécision qui nous secoue avec la consistance dramatique d’une marée. Ainsi nous ne serions pas seuls ? Cette douleur de vivre serait la même chez tous ? Effleurons-la et tutoyons l’abîme insondable de l’existence. Pas seulement la nôtre mais celle que nous supposons chez d’autres. Tout semble clair mais paraît toujours trop net. Tout s’ordonne, s’ étiquette, se range plié avec soins sur l’étagère d’une chambre vide ou dans le tiroir d’une petite commode Les effets sont parfaitement alignés. Ils ont avec le temps l’apparence que nous leur donnons. Pourquoi en est-il ainsi? Qui les a disposés là? Pourquoi y restent-ils? A quel titre? Jusqu’à quand ? Quelqu’un – un qui ou un quoi –  leur a donné une perspective séduisante ? Et si ce n’était que le fruit du hasard ou celui de notre imagination ? Les couleurs sont rangées ? Sont-elles déclinées par tons, par déclinaisons, par nuances subtiles ou teintures grossières ? Et si nous étions de ces petites mains, de ces ouvrières têtues et dures à la tâche brodant au point de croix le canevas d’un ouvrage qui les dépasse ? Nous nous focalisons sur des détails sans reliefs, sur des broutilles de l’importance d’un cheval de fer au galop. Rien ne nous apparaît sinon de menus détails que nous peinons à assembler entre eux. C’est bien cela ! Nous sommes arrivé au fin fond de la plus élémentaire des explications. Ton monde et le mien c’est bien celui de l’inhumanité entière. Il n’a aucun sens et c’est cela qui le rend si séduisant.

VI

Je ne crois pas que tu as un mauvais fond. Tu ne nuis pas à dessein. Peut-être n’y penses-tu même pas. Il faudrait pour cela que l’existence d’autrui te soit plausible. Or ce n’est pas le cas. Tu le clames. Tu l’affirmes, claironnant qu’il n’y a que toi et que cela est suffisant. C’est une raison à mon sens pour ne pas te convaincre d’égoïsme. L’égocentrique  place son intérêt ou son plaisir avant celui des autres. Or tu affirmes qu’il n’y a personne d’autre que toi. Comment pourrais tu négliger  cet autre qui n’existe pas ou si peu. Je suis ta seule exception. Il te faut une claque. Voilà le rôle de spectateur que tu me réserves. J’en profite toutefois pour sortir de ma réserve. Et souvent sans même que tu n’en prennes conscience je te souffle ton propre drame. Bien sûr tu n’y vois que du feu…

Admettrais tu l´existence d´un autre, qu’il te faudrait le courage de lui causer du tort. Je maintiens que c’est un trait de caractère qui te fait pourtant défaut. Tu es fanfaron, scandaleux, et comme tous les individus qui haussent la voix pour faire valoir leur point de vue, l’inconstance et l’imprévisibilité de tes humeurs ne prouvent rien de bien sérieux. Tu tempêtes, tu hurles, tu bafouilles puis tout cela ne va jamais bien plus loin. L’instant d’après tu as oublié le motif de ta
colère et, paisible, repris la lecture de ton journal, commentant avec moi comme si de rien n’était les résultats des courses ou ceux de la bourse quoique tu te moques des premières comme tu t’ indiffères de la seconde.

Enfin, c’est sans hésitation la plus imprescriptible de toutes les conditions, il serait crucial que tu distingues le bien du mal, et que sur ce sujet tu saches te positionner. Or je dis non seulement que cela t’est impossible, mais que quiconque en est incapable, moi y compris, que jamais par ailleurs cela  sera à la portée de personne tant bien même certains auraient sur le sujet des certitudes définitives, quelques visions personnelles et partisanes des circonstances, des interprétations  partagées par facilité, par convenance, par ignorance ou pure paresse[3], des clefs de songes pour se livrer de rêves ou de cauchemars, de pénitences dont il est peu probable qu’ils puissent à jamais se livrer.

J’ose croire que le bien et le mal ne prévalent jamais; que l’amour ou la haine n’existent pas, ou si peu, si étrangement peu; que tout n’est qu’une question de conjonctions adverses, d’anecdotes circonstanciées ne triomphant pas à l’épreuve du temps ou à celle du vent ; qu’il n’existe aucune certitude à laquelle sacrifier, sur l’autel de laquelle déposer notre âme – pour autant bien sûr que nous en possédions une ; que nous vivons sur une ligne droite, parfaitement tirée, exempte de difficultés, une ligne fluide, parfois accidentée mais toujours continue ; une ligne solitaire, parsemée d’une multitude de points intermédiaires croisés aléatoirement, dont la rencontre serait forcée, conseillée[4] ou franchement impossible à d’autres[5],  chemins chargés d’embûches et de souffles de compressions, chemins à recommander ou à éviter, dont on ne pourra jamais prévoir l’itinéraire,  mais dont l’expérimentation soudaine ou au contraire répétée nous donnera l’appréhension de l’instant, sans que cette douleur ne puisse jamais être élevée au rang de vérité, tant bien même par commodité ou par considération sociale nous souhaiterions nous convaincre du contraire.

 Je devine en réalité que cela ne te concerne pas . Tu vis me semble t-il au delà de ce bien et de ce mal. Je veux dire par
là que tu vis en dehors d’une réalité accessible à ceux qui prennent le temps de palper le vide… Par réalité, j’entends la suite chronologique et parfois récurrente d’instantanés de conscience, cette communion intime de l’individu avec lui-même, qui lui donne l’indubitable certitude d’expérimenter, au moment où ce sentiment le traverse fortuitement, quelque chose de nouveau, d’exclusif, de banal, quelque chose de fort, une fracture  douloureuse peut être ou au contraire un total sentiment de plénitude, parfaitement inattendu, aussi surprenant à expérimenter qu’on suppose le déjà vu, le plus que  vécu, la répétition d’une autre part de soi, la culpabilité d’une même seconde, d’une même impatience, quand nous savons si bien que rien n’est jamais joué, que tout reste à écrire malgré les pointes qui se brisent et les mines qui se tordent.

Que connais-tu donc de l’existence? Tu es semblable à nombre de ceux qui t’entourent et que tu ignores. Vous décrétez tout savoir. Vous n’avez de leçon à apprendre de personne. Vous avez tout vécu. Vous avez tout vu et tout lu. Rien ne vous échappe. Vous ne savez en fait pas grand chose. Vous passez au large de l’essentiel; vous passez outre  ce qui véritablement importe. Vous n’avez  de la vie qu’une vision réduite et approximative. Selon vous, l’existence se résume à une somme de péripéties glanées ici et là, au hasard de circonstances, au déroulé de déceptions ou de joies de comptoirs, de routines dont vous vous lassez au fil du temps et dont vous cherchez au rythme de votre désespoir à extraire une morale exemplaire qui justifierait l’inadmissible. Il n´y a selon ce point de vue, rien sinon une suite de petites coïncidences, à accepter sans rechigner ou à subir la corps penché et le moral au plus bas.

Je connais bien cet angle de vue. Un temps ce fût le mien. Réclamer de tout et se foutre allègrement du reste. Réclamer du potage et cracher dans la soupe. Tout renier, brocarder l’infini, douter même de la poussière des étoiles. Ne rien admettre de ferme et de définitif. Tout cela pourquoi ? Pour tendre à quoique ce soit de tangible ou de probable ? Par soif d’une vérité alternative, d’une passion inavouable, par pure rébellion peut être ? Non ! Pour le simple fait de questionner ce que d’autres admettent sans rechigner…

VII

Je l’ai vécue la réalité. Ne l’ai-je pas aussi un temps   endurée par procuration? Sans doute puis-je  m’en prévaloir plus que toi. Où étais-tu durant ces heures difficiles?  Le souvenir de ce passé ne me lâche pas. Sa morsure  fût évidente lorsque, par la précipitation de faits extraordinaires, je me retrouvai derrière des barreaux épais dont je me remémore l’ombre menaçante. Étais-tu à mes côtés pour me réconforter, pour me prendre par la main, pour me guider et m’assister dans cette taule à    l’époque le plus  fameux complexe pénitentiaire, le plus hétéroclite aussi, où l’on retrouvait entassés rêveurs, criminels de petites peines et apprentis révolutionnaires…?

Je me souviens au contraire comment tu te défilas, ne venant pas une seule fois me visiter, m’abandonnant à mon sort dès la première seconde de mon incarcération, me laissant face à moi-même dans l’étroite cellule que je partageai au tout début avec une ombre fugitive. Ce n’est pas tant cette pièce que j’estimai alors étroite. C’est plutôt sa projection que j’estimais biaisée, comme si le simple fait de boucler une porte eut également bloqué l’angle de vue qu’à l’époque j’avais sur le monde extérieur,  sur l’insignifiant du quotidien, sur le plus infime de son moindre détail, sur toutes ces petites anicroches de la vie, ces futilités prises par moi telle de l’imbécillité consommée, pour de l’intelligence douteuse, dont jamais je n’avais apprécié l’importance, mais qui subitement prenaient une valeur, un relief inespéré.

Je sentis que aussi précaire ou luxueux qu’il paraisse, l’univers carcéral contraint toujours même le plus solide des prisonniers, tant bien même endurerait-il son incarcération comme on flâne sur les Grands boulevards ou comme l’on prépare une julienne de légumes.

Car ce monde étouffant, cette lente agonie, cet approximatif de l’enfermement ne perturbe pas la seule inconstance de l’espace[6] ou la profondeur illusoire du silence[7]. Il  détruit l’unique certitude qui vaille, cette coquetterie qui nous fait entrer ou sortir à notre gré des cachots auxquels nous nous destinons parfois par choix, par résolution ou par pure lâcheté lorsqu’on ne sait  ce à quoi on pourrait se promettre. Ainsi l’on préfère mal vivre accompagné, vivre à côté de l’autre mais ne pas vivre de sa complicité, plutôt que crever seul, isolé, sans personne à qui reprocher quoique ce soit,
sans quiconque pour ne vous accuser de rien, ni ne rien exiger d’autre, dans la désolation d’un lit défait mais froid, trop bien plié, désespérément absent. L’absence du lit: quelle terrible torture à endurer les yeux mi-clos…

Quand le meublé est garni, l’absence envahissante est pourtant tellement plus infecte et désespérante.

Mais c’est ainsi. On s’enferme. On se cloître comme jadis on rentrait au carmel, moins par désespoir que par libre option, parce que c’est une alternative envisageable, parce que c’est un supplice parmi tant d’autres idioties possibles. On pourra bien faire jouer le chas de la serrure et opter à l’impromptu pour jouir d’autres extravagances. Pas ici ! Pas en prison. Tout y est calfeutré. Les rêves ne s’en échappent jamais à moins que les portes finissent un jour par s’ouvrir mais seulement, mais toujours seulement, de l’extérieur.

 Montrerais-tu à contre-coup une sorte de compassion ? Ou serait-ce la déception de me voir libre de la honte ? Si tel est le cas, je ne me  satisferais de ce subit accès de générosité. J’ai lu qu’ “on perd de la force quand on compatit”[8],; j’affirme pour ma part qu’on gagne moins encore à vivre de la pitié des autres.

Est ce si difficile à comprendre ! Je ne garde aucune séquelle de mon incarcération. Rien sauf son souvenir et le sentiment de ne pas avoir eu le courage de mes convictions. Je sais qu’en coulisse des interventions étouffèrent les conséquences de mon irresponsabilité d’alors. Bien sûr tu ne bougeas pas. En avais tu les moyens? Si cela d’ailleurs n’avait dépendu que de toi, j’aurai longtemps pu moisir derrière des barreaux. Tu m’aurais enjoint d’assumer la logique de mes plans criminels quoique mon délire eût plus été encouragé par un véritable utopisme, par le charme désuet mais  dangereux d’une sorte de nihilisme extravagant que  par la ferme  intention  de tuer ou blesser qui que ce soit. Nuire bien sûr mais causer par dessus tout  préjudice à l’institution « Pouvoir », à ce qu’elle représente, voilà ce qui me poussa à l’acte. Comme j’étais idiot à l’époque! M’attaquer à des pierres imaginant que cela eût mené à quoique ce soit d’autre que la destruction d’une porte ou du chambranle d’une fenêtre. Pire encore! Rater mon coup et ne pas sortir de la condition de petit anarchiste d’opérette, de jeune fils de bonne famille idiot et raté, sur lequel on mettait par bonheur le grappin à un moment où la ville était en proie à une vague d’attentats cruels et meurtriers. Je n’aurai pas été digne d’une logique qui aux yeux des autres m’aurait transformé en un monstre froid et calculateur. Aurais-je plus représenté pour toi si j’y étais parvenu? M’aurais tu apporté ton soutien indéfectible en dépit des circonstances ou des préjugés ? Je ne le saurai jamais. Je ne veux d’ailleurs pas le savoir. Cela ne me fera plus revenir sur rien. Il est trop tard pour cela. Et puis ne m’as -tu pas définitivement jugé et condamné !

Tu as suivi de loin les nouvelles de mon séjour, en auras disséqué la lente évolution, le glissement progressif de la surprise à l’indifférence puis l’effacement. C’est cela qui dans mon attitude  t’auras le plus surpris. Connaissant mon caractère sombre et colérique, tu ne te doutais pas que je puisse traverser cette épreuve avec un si grand calme, avec absence, avec détachement.

J’affirme pourtant ne pas avoir subi le film des  évènements. J’estime m’être plutôt laissé porté par lui, en être devenu à la fois l’acteur et le metteur en scène avant de glisser vers la condition de grand témoin, de complice privilégié, de telle sorte que j’en suis rapidement arrivé à penser que ce à quoi j’assistais ne m’arrivais pas  à moi mais plutôt à un autre, que tout relevait d’une sorte de happening, d’une comédie dramatique, d’une histoire dont j’aurais été le héros mais dont je pouvais à ma guise   m’extirper en refermant le livre de cette aventure.

J’ai vécu avec sérénité cette épreuve, cette période trouble de mon existence comme si je m’étais douté alors que rien de grave ne puisse m’affecter sauf peut être de prendre conscience de la valeur de l’existence.

Pour la première fois j’étais absolument seul, face à moi même, seul surtout contre les autres et donc aussi contre toi. C’est pourtant bien à d’autres que je dois mon salut, à l’intervention de personnes qui à l’époque firent le nécessaire pour que je ne poursuive pas une brillante carrière de taulard au long cours. Je sais combien leur influence fût grande. Elles ne s’en seront jamais vantées ni gargarisées, du moins pas devant moi. Je ne garantis pas qu’elles ne l’aient pas fait dans mon dos. Il est clair que sans leur insistance mon histoire eût été différente.

Cet épisode je l’ai aussi affronté avec détachement, avec l’absence qui ne convient pas à sa gravité.

Perdre sa liberté, même un bref instant, est quelque chose de sérieux. Il faut pour le comprendre avoir vécu une arrestation, ses interrogatoires, son confinement provisoire, sa comparution accélérée devant un magistrat d’exception .

Il faut avoir pu supporter ailleurs un régime totalitaire, avoir encaissé la logique d’un tyran ou d’une idéologie criminelle, avoir douté et ruminé durant cette épreuve, avoir craint quelques décennies le bruit sourd de bottes claquant sur le pavé et celui du vol d’étoiles saignantes qui ne brillent jamais autant que lorsque elles sont à jamais arrachées du fronton de bâtiments.

Avec toute la force, l’aplomb, la dignité ou l’opiniâtreté des irréductibles, il convient enfin d’avoir résisté contre ces forces en apparence indestructibles mais qui n’existent que par le fait de ceux qui s’en plaignent lorsque le collier serré
d´un carcan leur laisse l’amertume du sang au fond de la gorge et une  empreinte cruelle sur  la peau.

J’ai appris à ouvrir les yeux, à vivre sur la brèche. A ne plus baisser ma garde. La liberté, cette délicatesse de l’existence qui nous singularise et à la fois nous oppresse, qui nous différencie du macaque étranger à sa branche[9], cette liberté est aussi la part d’exclusivité la plus volage et la moins perceptible de toutes celles qui nous minent. Je n’en avais pas conscience. C’est chose enfin faite. Qui que nous soyons, nous n’en avons jamais a priori l’intuition. Il en va ainsi de ces détails de l’existence que nous ne réalisons qu’à contre coup.  Une bonne petite grippe, un doigt amputé, une hanche devenu douteuse nou s apprenent comment en d´autres circonstances nous sommes des modèles d’efficacité. Devrait on favoriser la servilité pour admettre et défendre notre latitude? C’est le dernier malheur qu’il faut souhaiter aux milliards de grands singes qui nous entourent et nous accompagnent. Mais c’est un mal par lequel il faut parfois passer pour s’immuniser contre un péril plus grand : vivre telle une branche menaçant de rompre à quelque instant sous le poids des autres.

VIII

Je suis ton cadet. Je ne le montre pas assez selon toi. Car c’est ainsi. J’ai changé. Je ne suis plus celui que tu aurais voulu que je reste. Un enfant turbulent mais encore assez sage pour suivre tes ordres. J’ai choisi une autre voie. Avoir été dépendant de toi, de tes humeurs, de tes préoccupations, de tes craintes, de tes illusions ;  avoir opiné à  la dernière de tes folies et concédé une force probante à la plus injuste de tes positions ; puis, subitement, un jour, par accès de folie ou  par   illumination, m’ être décidé à tout balayer, à tout plaquer, à faire table rase ; m’être résolu à une existence nouvelle, m’être convaincu de la probabilité d’un pire ou d’un moins regrettable, avoir déclaré haut et fort : “Non ! Je ne suis pas d’accord”.

Tu ne l’as pas accepté. Tu l’as mal pris. Tu insinues encore que j’ai volontairement sabordé notre fratrie. Que je ne t’ai plus jamais montré aucun respect. J’exagèrerais. N’aurait-il pas été aussi  bien de faire le minimum pour sauver les apparences, pour au moins entretenir le mensonge qui sied si bien au jour le jour.

Mais je suis parti en claquant la porte. Sans savoir vers où ni vers quoi aller. J’aurais pu me décider autrement ;
prétendre que même le doute n’offre pas de prise à l’obstination ; me confondre d’excuses, de raisons de penser que l’on peut toujours suturer la plus profonde blessure rêvant à un futur glorieux, et glanant le reste du temps des satisfactions illusoires pour tromper le quotidien.

J’ai préféré aller de l’avant.

Certains prétendent comme toi que je me suis borné à fuir. C’est je crois injustifié. C’est également aussi en partie vrai
puisque c’est bien qui dans un certain sens m’a appris par ton exemple à tout chambouler en prétendant chaque fois pouvoir recommencer aussi bien ailleurs. Il faut pour fuir avoir la conscience exacerbée du danger qui nous menace mais aussi, à un plus haut degré me semble-t-il, des périls auxquels on s’expose lorsqu’on se précipite vers l’ailleurs. Ainsi fuit-on moins de quelque chose que vers un ailleurs .

Je suis pourtant plus parti sur un coup de tête qu’avec à l’esprit la crainte de quoique ce soit.

Je suis parti parce qu’en somme à ce moment précis de mon existence je ne voyais pas d’autres alternative à celle de
rester. Je compare cette décision à un jet de dés que je savais pipés mais dont je m’amusais malgré tout à l’époque.

Et confirme que je me serais contenté de recréer ailleurs ce que j’aurais de toutes les manières vécu si j’avais eu moins de courage ou plus de folie à ne pas partir

Mais je ne suis pas seulement ton frère et toi le mien. Je n’y peux rien et toi non plus. Nous nous convaincrons de nos différences. Nous insisterons à voir chez l’autre ce qui nous arrangent, à trouver les excuses de notre éloignement ou au contraire les bons motifs de jamais ne nous estimer suffisamment proche l’un de l’autre. Nous ne formerons pourtant jamais qu’une seule et même personne.

J’aurais cassé tout les miroirs, toutes les glaces. J’en aurais éparpillé les morceaux, le moindre bris qui puisse encore me renvoyer ton reflet (ou le mien)… Tu ne me quittes pourtant pas et je ne m’éloignes jamais autant que je le crois. Tout cela est contradictoire, mais comment dire si je te repousse ou si au contraire je te recherche chaque fois plus près de moi. Je sens ta présence au dessus de mon épaule. Je suis cette présence comme je suis aussi la tienne.

On veux me faire croire que tu n’existes pas. Que tout ce que je prétends à ton sujet est pure invention de ma part ; tu ne serais qu’une projection de mes peurs et de mes angoisses. Il  s’agirait plus pour moi de recréer un  monde de fantaisie plutôt que d’affronter la réalité telle qu’elle se présente pour être vécue. Je me cacherais dans ton ombre. Tu  serais un prétexte, une excuse, une illusion.

Quelle imbécillité! A supposer qu’il faille admettre que l’un de nous deux soit le produit de l’imagination de l’autre, comment savoir qui de nous est le plus vivant et le plus réel. Et si c’était moi l’illusion ? Peut être ne suis-je pas même vivant. Peut être n’y a t-il rien à lire et n’ai rien de plus à t’apprendre que tu ne saches déjà. Si l’envie t’en prends, tue moi donc à coup de certitudes! Ce sera encore le meilleur coup de grâce pour me ressusciter!


[1]  Fondements de la Métaphysique des Moeurs.   Kant

[2]     Corneille Le Cid

[3]     Et j’ignore jusqu’à l’incapacité notoire du plus grand nombre à réussir un tel examen de conscience, sans doute la plus pitoyable de toutes les tares…

[4]     Il y aurait un chemin initiatique à parcourir pour que chacun de nous soit à même de découvrir le sens de ce sens qui nous oblige

[5]     Comment refuser à certain le droit de vivre et mourir tels des bovins superbes

[6]  en prison on bute mais pour ne pas y rebondir sur un pan de mur ou sur une fenêtre grillagée

[7]  il faut avoir guetté le sinistre mécanisme d’une serrure que l’on fait jouer sur une porte close pour envisager cette angoisse réconfortante

[8]     “La pitié est en opposition avec les affections toniques qui élèvent l’énergie du sens vital : elle agit d’une façon dépressive. On perd de la force quand on compâtit ” Friedrich Nietzsche L’ANTÉCHRIST
VII.

[9]              Et qui  peut être est plus libre que jamais nous ne  le serons

S’il vous plais repondez moi bien vite


nigerianeJe vous écris très sincèrement et en tout humilité pour vous demander votre aide. Si vous avez un cœur et si celui-ci est aussi grand que l’amour que nous tous devrions toujours porter à notre prochain, je saurai alors pouvoir compter sur vous et que vous accèderez donc à ma demande. Je finirai ainsi mes jours tranquilles et sans la préoccupation de voir dilapidée une fortune que j’aurai mis une vie tout entière à accumuler auprès de mon mari, hélas aujourd’hui décédé, au bénéfice des plus pauvres et des moins défavorisés. Je m’appelle Elizabeth D., j’ai 45 ans et je sais que mes jours sont comptés. Je vous supplie de ne pas jeter cette lettre. Lisez-la et je n’en doute pas vous serez convaincu, c’est fatal…

Dans notre tradition lorsque un homme meurt et s’il n’a pas un héritier homme du sexe masculin, ses frères doivent se partager tous ses biens, propriétés et son argent, laissant l’épouse et les filles les mains vides. Ils prennent même la maison et le toit sur lequel elles vivent ce qui est mon cas aujourd’hui quand je suis par ailleurs la seule fille unique de mes propres parents qui eux vivent toujours, mais loin de moi. Les sœurs de l’homme décédé non plus ne reçoivent rien. Ce serait une injure faite à leurs époux. Et s’il elles sont célibataires elles sont doublement plus dans le tracas et le problème. Oui !Cette tradition est cruelle. Mais il faut la respecter. Que deviendrions nous sans ces lois absurdes, ces coutumes cruelles et ces traditions sanguinaires si nous décidions d’un jour à l’autre de les ignorer ? Certainement la vie pourrait nous paraître plus douce. Mais nous perdrions un but, un peuple , une foi et c’est certain nous serions condamné à ne plus rien respecter et certainement pas nous mêmes. Alors nous continuons à suivre les conseils de nos sages et de la nuit millénaire de temps très anciens. Et jour ou l’autre la vie nous le rendra même si en ce qui concerne cette lettre même que je vous envois par la présente il s’agit bien de la mort de mon époux, vous l’aurez compris, je crois.

C’est pour cela que je vous écris pour que vous deveniez mon correspondant étranger d’un autre pays qui serait comme qui dirait un Gardien pour moi, et comme mon interlocuteur de dialogue financier et d’affaires. Mes oncles, c’est à dire les frères de mon époux défunt qui est mort, ne savent pas de toutes nos affaires même s’ils ont déjà pris la maison. J’ai été obligé de partir avec quelques uns de mes vêtements et j’habite maintenant en centre de la petite ville où j’habite, en poste restante où je peux encore recevoir mon courrier et vous envoyer cette lettre… Bien sûr ils ont demandé tous les papiers de la banque mon mari, mais j’ai tout de suite répondu que je ne savais pas qu’il y a des papiers, ni même une banque et où elle est, alors forcément s’il y avait des papiers je ne pourrais pas le savoir puisque par principe ils sont secrets. Et comme on ne sait jamais ce qui est secret donc j’ai avoué mon ignorance sur le sujet. Vous me direz tout de suite si j’ai bien fait ou non.

Aujourd’hui je voudrais pourtant voyager pour retourner dans mon pays parce que je crains pour ma sécurité. De plus je pense être aussi atteint d’un mal incurable et ma fin je crois est très proche. Mais je ne peux abandonner toutes les installations que ne connaissent pas mes oncles. Il me faut trouver quelqu’un qui s’en occupe et qui accepte même de les transférer dans un autre lieu pour les faire fructifier. Il y a par exemple une laiterie de production de vaches blanches et de chèvres. Il y a aussi une usine de fils de guitares musicales. Il ne faut peut être pas les mettre au même endroit. Il faut surtout bien les cacher, surtout les vaches parce que c’est plus difficile. Car il faut bien se souvenir que si cela se sait alors on le découvrira et il ne restera plus rien pour notre prochain à qui, vous comme moi, nous voulons tant de bien.

Je vous demande donc de bien vouloir m’envoyer vos coordonnées postales e bancaires très exactes où je puisse vous donner de vos nouvelles et où il nous sera possible de déterminer les conditions du transfert des vaches, des chèvres, du lait et des fils de guitares musicales qui sont au bas mot évalués pour plus de 1 million de euros dévalués certes mais quand même…Une fois ceci fait il sera alors possible de déterminer le reste. Bien sûr, tout cela ne vous coutera absolument rien. J’ai eu plusieurs fois des conversations avec le responsable de la traite des blanches et je suis persuadé qu’une fois que je serai fixé sur votre identité, il n’y aura alors aucune difficulté résiduelles pour vous connaître et faire tout le transfert à votre nom personnel. Bien entendu, il faudra un vrai terrain car les vaches et surtout pas les chèvres qui ont besoin de beaucoup de place.

Je vous en supplie. Réfléchissez et aidez moi vite de façon très urgente.

Elizabeth D., votre amie déjà je le sais.

Journal


??????????????À quoi bon en fin de compte pouvoir humer le temps et saisir les couleurs de l’arc en ciel si l’on est proprement incapable de saisir la structure et la profondeur de ses couleurs. Comme ces verres fumés et opaques qui me servent de petites lunettes sont parfois lourds à porter…

Sans titre


Je me souviens d’avoir été invité dans l’Hôtel d’Alméras par l’entremise d’un compagnon de voyage dont je fis la connaissance sur un vol long courrier au départ de Rio de Janeiro. Je rentrai cette année en France après une longue d’absence. Quoique habitué depuis mon installation au Brésil à revenir  avec régularité  visiter ma famille restée à Paris, le temps sembla à cette époque  être passé à une vitesse vertigineuse sans que je le comprenne  ou que j’ accepte en pleine conscience de  le noter. Réalisant que je  ne recevais  plus aucune nouvelle de personne depuis longtemps,  je finis par sentir  l’urgence de renouer les liens auxquels on se cramponne lorsque, fut-ce délibéré ou non, on se condamne à l’exil.  Je parle bien sûr des sentiments indéfectibles que l’on garde ou que la nécessité nous pousse à entretenir pour  ceux qui  nous sont d’autant plus chers qu’ils sont loin de nous; mais aussi de ce viscéral orgueil dont  on témoigne ,  pour des motivations moins évidentes, quand on tient malgré tout  à sa langue,  à sa culture,  à cet aplomb  tout particulier de voir ou de passer sur les choses, à l’histoire qu’on a vécu et qu’on voudrait en partie oublier. C’est le paradoxe du vrai voyageur de regarder droit  devant lui, de sentir cette irrésistible envie d’aller  loin , de ronger ses liens et son frein, d’à peine tenir en place, comme si la Terre qu’il trouve sur l’instant si peu légère fût l’alibi parfait pour justifier sa fuite en avant.  Mais aussi,  tandis qu’il  sacrifie à cet élan incompressible,  de  ne jamais oublier d’où il vient. Il est peut être quelque part encore vrai qu’un effet n’existe  qu’en fonction de sa cause qui elle même ne serait rien sans sa projection. Le nomade n’échappe pas à cette règle absolu. Il vit aussi éperdument ses départs que ses arrivée, souvent en fait un même et unique lieu…