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Une petite certitude


Me demanderait-on de confirmer, à supposer que cela fut sous le sceau de la plus grande discrétion, d’avoir jamais eu quelque certitude que je serais embarrassé de reconnaître quoique ce soit. Sans doute ai-je déjà eu un jour cette intuition. Avec le temps, c’est une sensation qui semble s’être toutefois fragilisée et m’être devenu étrangère. C´est que le sentiment d’en savoir toujours un peu moins, comme la probabilité qu’aucune réponse puisse jamais être définitive, rendent la question presque incongrue et déplacée. Elle ne se pose plus. Et ne devrait d’ailleurs jamais être posée sauf à vouloir mettre son interlocuteur dans une position difficile. Je ne me souviens pas, en ce qui me concerne, y avoir dernièrement réfléchi. Et tant bien même le doute s’imposerait-il au fil de cette contradiction intime, que je l’évacuerais comme chacun combat la frustration en la reléguant au second plan de son champ de conscience immédiat.

Voilà pourtant qu’au hasard d’une conversation mondaine, l´autre te regarde avec malice. Les yeux pétillants de fourberie, il te pose malgré tout la question en espérant bien qu’elle te confonde et te trouble. Et quand tu l’interroges du regard,  tu perçois son intention comme tu comprends aussitôt qu´il n´attends par ailleurs de toi aucune réponse. Ce à quoi tu réagis illico , en te resservant une copieuse tartine et en affirmant, qu’en toute certitude tu en as la plus ferme de toutes les convictions.

Bien entendu il ne partage pas ton opinion. Mais cela a peu d’importance. D’ailleurs il ne t´écoute pas comme il ne prête attention à aucune de ses propres questions.

Calligramme


« Tout ouvrage qui ne figure pas parmi les vint quatre livres de la Bible hébraïque doit être considéré comme Apocryphe… »

Jérôme de StridonPrologue Galaetus

 Le manuscrit suivant a été retrouvé  ce jour, 4 septembre de 19.., à la Bibliothèque de B… , dans le département Histoire des Religions- Section : Histoire du Catholicisme Médiéval – Sous section Moines et Monastères, sur une desserte de livres disposée entre les côtes 36E54Z et 36E55A, . Il y a été abandonné là par un visiteur non identifié. Toutes les recherches pour retrouver-ce dernier ont été vaines le circuit vidéo de surveillance interne n’ayant été d’aucun secours. Les employés de service ce jour n´ont rien su dire non plus sur cette personne. Le document qui se présente sous la forme d´un recueil de feuillets vélin cousus grossièrement entre eux par ce qui semble être un mince fil de boyau naturel n’appartient pas au fond propre de la bibliothèque et a été aussitôt remis au Conservateur en Chef. Celui-ci devra prendre toutes les mesures administratives nécessaires pour en identifier tant la provenance comme l´’éventuelle véracité historique des faits qui y sont relatés…

 « Nous avançons tels des galériens pris à la chaîne de leur bord. Quand par mégarde ou par bravade, levant le regard et clignant des yeux, nous regardons par dessus notre épaule, nous mesurons notre progression et déplorons aussitôt le chemin parcouru, pestant sur celui que nous devons encore franchir. Chaque enjambée est une épreuve. Chaque nouveau pas est une persécution, un châtiment qui nous semblerait presque gracieux et naturel si nous n´en étions les victimes. Des passages du Livre du Ciel Infini nous reviennent en mémoire. Ce manuscrit nous l´avons découvert il y a peu après qu’il eut été ramené des provinces de Cathay par des voyageurs portugais ou vénitiens. Peut être sans le savoir en avions nous sans doute déjà retranscrit quelques extraits ou l´intégralité de quelques pages. Et nous y avons découvert comment sont traités les traîtres ou les opposants à la cour du Fils du Ciel. La torture semble avoir été porté là au plus haut degré de son raffinement, avec une grande minutie et un sens du moindre détail dans l´économie de la douleur. On y a le souci de respecter tant la condition du bourreau que celle du supplicié, pour que ce dernier subisse et à la fois témoigne de son châtiment, pour qu’il y survive suffisamment et en souffre chaque fois plus, pour qu’il en réalise et en accepte la fin inéluctable et certaine, l´issue logique et consentie entre lui et celui dont il reconnaît le pouvoir discrétionnaire et absolu.

 Ainsi le froid veut à tout instant nous punir et nous fouetter. Il nous grignote d’une morsure vorace, nous prends le nez, les oreilles, goûte au moindre carré de peau découvert par négligence, nous encourage ou, plus souvent, nous dissuade d’allonger notre pas, nous intimant alors à serrer le rang, à progresser collés les uns aux autres. Nous luttons aussi contre le vent implacable qui prolonge notre martyr et sans cesse en repousse la fin. Croyons nous pouvoir nous redresser et lui tenir tête ? Il se joue aussitôt de nous comme il taquinerait des girouettes, il s´immisce par le moindre pli ouvert de notre vêtement, nous enjoint à plier de nouveau devant lui, nous balançant, avec malice, de part et d´autre du sentier. Il nous retarde, il nous punit, il flagelle jusque à la plus petite de nos pensées, fait de nous ses marionnettes, lorsque poussés vers l’avant par son souffle mauvais, nous obtempérons à son aiguillon cruel que nous sentons derrière nous et de toute part.

 Sortant d’un bois dans lequel nous avons trouvé un refuge provisoire , une longue plaine figée sous un manteau sale de tourbe et de neige somnole désormais devant nous. Nous devons la traverser pour rejoindre le monastère Sainte Clotilde. La température semble pourtant être plus rigoureuse encore dans cette dernière ligne droite de notre pérégrination. Notre marche n´en est que plus heurtée et pénible. Nous souffrons pour en maintenir le rythme. Nous marchons penchés. Nous avançons en biais. La hantise de ne pas soutenir la cadence marquée par notre Supérieur, devenu presque une garde chiourme qui grommelle, juste retour des choses, autant que nous, est celle aussi de ralentir ou de nous arrêter. Le temps presse. Nous le savons. Nous avons un travail de longue haleine à terminer. La perspective de l’échec, de tout abandonner, de revenir qui sait sur notre mission , nous glace le sang. Pourrons nous tenir notre engagement et respecter les délais fixés par notre mécène, un seigneur de la famille de Bourgogne qui a préféré gardé l´anonymat? Car nous avons promis de remettre une version intégrale du Codex Angelus avant la fin de ce mois. Nous nous sommes certes abandonnés à cette tâche avec une certaine euphorie. Nous pensions il y a près d’un an de cela respecter notre terme sans difficulté majeures. C´était sans imaginer l’ impératif de trouver et d’ assembler entre elles les pièces d’un puzzle disséminé aux quatre coins de l´ancien Duché de Lyon, de Vienne et des contreforts du Forez. Nous savions pour en avoir déjà entendu parler à maintes reprises que ce Codex Angelus est une œuvre maitresse de la foi ; un ouvrage légendaire, presque mythique. Nous découvrîmes que nul jamais ne pu se vanter d´en posséder un exemplaire unique et complet, une sorte de malédiction semblant avoir frappé quiconque tenta d’en réunir les extraits connus et dispersés.

 On affirme qu’un moine, Paul de Chalon, se noya en passant un gué tandis qu´il voyageait avec le second livre du Codex. Il prétendait le vendre aux Frères de l’Ordre Saint Jérome de Stridon de la place de Beaune. Ceux-ci en possédaient semble t-il d’autres extraits incomplets qu’ils rassemblèrent au fil des ans pour en reconstituer la version originale traduite par Saint Jérome, tandis que ce dernier travaillait en Terre Sainte sur la traduction définitive de la Vulgate. Selon les frères de Beaune, le Codex est en effet la pièce manquante de la Bible, celle qui réfute à tout jamais les versions bibliques antérieures à l´exégèse de St Jérome, apocryphe devant conforter à tout jamais la position que la Confrérie mérite d’occuper dans la structure ecclésiastique hiérarchisée à outrance.

 La disparition du moine ruine leur ambition. Le projet avorte à tout jamais. Une enquête est diligentée par l’Archevêché de Lyon pour éclaircir la fin tragique du moine Paul. En d’autre circonstances, la disparition d’un voyageur sur des chemins toujours infestés de brigands, de pillards et de malandrins n’ eut pas plus attiré l’attention que la mort d’une brebis ou celle d´un veau ponctionné par les loups. Il se trouve pourtant que Paul de Chalon est de famille noble. Il a ses entrées auprès du Primat des Gaules. Celui-ci ordonne une enquête depuis la Primatiale Saint Jean et finance une expédition pour retrouver et punir les coupables. Sans raisons ni explications, la communauté est aussitôt soupçonnée d´avoir commandité le meurtre du moine dont pourtant on ne retrouve pas le corps.

 La Confrérie Saint Jérome est dissoute. Son ordre de dispersion est décrété par l´instance pontificale de Rome. Une nuit de septembre, le cloitre de Beaune est investie par un détachement de la Prévôté de Lyon, mis à sac et détruit pierre par pierre. Curieusement le chancelier de la ville, vassal pourtant du Duc de Bourgogne, ne réagit pas. La garnison locale reste confinée dans ses quartiers. Les moines sont poursuivis, arrêtés, jugés et condamnés pour hérésie. La plupart meurent sur la roue. D´autres sont étouffés, puis écartelés et démembrés, leurs restes jetés aux porcs ou brûlés en place publique. Très peu parviennent à s´enfuir. Le Supérieur de l’ordre est quand à lui émasculé puis empalé vif sur un devant de palissade. Il agonise lentement sous les crachats, les insultes et les quolibets de paysans qui la veille encore le redoutaient.

 On comprends malgré le manque d’éléments clairs pourquoi ce procès déchaina à l’époque tant de passion. Il est en effet dénoncé dans les annales de l´affaire comment les Frères de Beaune organisèrent des sabbats les nuits de pleines lunes et consommèrent de la chair humaine. Il fut instruit aussi qu’ils firent œuvre de chair avec une ânesse qui, affirme t-on, engrossa deux fois de ces pratiques libidineuses. La mule fut elle aussi traduite devant la cour, quoique déclarée simple d´esprit et acquittée, grâce à la plaidoirie remarquée et brillante d´un avocat parisien, le Dr D’ Estienne de Foy venu spécialement de la Faculté de la Sorbonne.

Quant au moine disparu, on ne saura jamais rien de plus. On retrouva les feuillets du Codex sur la rive d´un ruisseau et, prise dans les rochers, sa robe de bure et sa corde de ceinture dont les nœuds avaient été défaits . Les bergers locaux colportent qu’ils entendent parfois encore des gémissements quand les crus du printemps font gonfler le lit des cours d´eau. Mais on prétends aussi, quoique on ne l´eut jamais prouvé, que Paul aurait été reconnu des années plus tard sur l´Ile de Chypre, qu’il aurait été là le prieur de la commanderie de Kolossi, ultime bastion de la chrétienté en Terre Sainte après la prise de Saint Jean d´Acre par le Sultan Al Ashraf. Personne n´en témoigna pourtant formellement. Nul ne revient jamais de Terre Sainte pour témoigner de quoique ce soit. Sinon des seules horreurs qui y sont commises…

 Le couvent de Sainte Edwige sur l´autre rive de l’Isère fut lui ravagé un soir de décembre par un grand incendie qui consuma la majeure partie de sa bibliothèque. Dans le brasier s´évanouirent nombre d’ouvrages fameux dont un apographe du « Parens scientiarum universitas » de Grégoire IX ainsi qu’une copie originale du « Monasticon Gallicanum ». Les raisons du sinistre ne sont pas connus. Ce soir là aucune religieuse ne travaillait sur son sacramentaire, chacune étant dispensée de ses activités à l´occasion du jeune du solstice d’hiver. Les cuisines étant fermées, le couvre feu décrété, on ne sait donc ni comment ni pourquoi le feu pu aussi facilement prendre et se propager. Un grand nombre de moniales et de novices cloitrées périrent brûlées vives dans le brasier. On retrouva des pages intactes du Codex sur les table noircies de plusieurs cellules pourtant dévastées par le sinistre. Étrangement, malgré la terrible fournaise, l´encre en était encore fraiche…

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Si nous souffrons de l´air glacial, les arguments de notre Supérieur sont tout aussi contraignants. Le discours cinglant de sa badine est même plus stimulant encore que le froid. L’épaisseur de notre vieille pelisse nous protège à peine de ses estocades. Sitôt passée la brûlure marquée par le bois souple et chagrin, celle du froid prends la relève et nous fait découvrir que la vraie et franche douleur n´a aucune limite, qu´à tout instant on peut en atteindre un degré insoupçonné et chaque fois plus terrible. Nous progressons donc tête basse, nous forçant à croire que notre marche prendra nécessairement fin, que nous atteindrons ce monastère perdu dans la campagne et le brouillard, que nous y goûterons un repos d´autant plus mérité qu’il nous semble encore si lointain et inaccessible.

 Nous souhaiterions tant nous laisser tomber en bord de chemin pour y somnoler, pour y reprendre nos forces, pour nous y recomposer et y attendre quelque secours, quelque attelage qui passerait par hasard sur cette route glacée. Nous glisserions là sur un talus, nous nous y allongerions ou nous nous y recroquevillerions, la tête appuyée sur une pierre ou sur une motte de terre. Nous puiserions en chacun en nous des souvenirs de noviciat , de soleil, d´été, quand nous étions encore de jeunes indécis, des candides épris de belles idées et de liberté intérieure. Notre vocation, même légère, nous semblait alors sincère et véritable. Cette certitude nous réchauffe le cœur. Comme nous regrettons ce temps lorsque pressés autour de notre directeur de conscience, nous ne le lâchions pas un seul instant, buvant ses paroles, ses conseils, cherchant le sens caché au moindre mot, au plus petit commentaire qu’il nous concédait, lorsque sortant d’interminables aphasies il déchiffrait soudain dans le ciel des arabesques, des courbes, des volutes que nul d’autre que lui voyait.

 Nous savons pourtant que nous arrêter serait aussi nous condamner à une fin lente et inéluctable. La mort froide est de loin l´une des plus sournoises. Elle engourdit, elle paralyse, bientôt on ne sent plus rien et on ferme en dernier ressort les yeux comme si par ce réflexe dérisoire on pu encore retenir un soupçon de chaleur intérieure. La baguette de coudrier qui nous cingle les côtes à intervalles réguliers nous aide malgré tout à garder les yeux grand ouverts…

 On dit de celui qui se convertit aux ordres qu’il a été touché au plus profond de son âme de mécréant par une inspiration divine. Qu’il se sera convaincu d’une mission supérieure et que sans son entrée en religion celle-ci jamais ne serait complétée. C´est une belle histoire évoquant le destin exceptionnel d’une poignée de mystiques mais qui a toutefois peu à voir avec l’expérience ou les motivations du plus grand nombre.

 Il existe trop encore de prétendu exaltés redoutant pourtant la disette ou le ululement des chouettes dans la nuit noire. Mais la terrible condition humaine est là : il y a ceux qui vivent, qui refusent la fatalité de l´existence et ceux qui subsistent tout juste à travers la condition ou selon le bon vouloir des autres. L’âme noble et franche est rare. Elle seule connaît la vraie liberté, ne se soumet à rien ni personne, sinon à la vérité de l´instant. Au lieu de quoi, elle est le plus souvent couarde, sombre et sordide. Dans ses replis pullulent nombre de monstruosités, de compromis, de contradictions, l´impureté et le vice hurlant plus fort que toutes les bonnes résolutions quoique toujours moins que la lâcheté qui les supplante. Et l’on accepte le plus souvent de vivre à genoux plutôt que de mourir debout. Il faudrait pour vivre apprendre avant tout à bien mourir. Le plus grand nombre se contente toutefois de mourir avant d´avoir à peine tenté ou réussi à vivre.

 Choisir la robe de bure n’y change rien. Rentrer en religion est à peine un pis aller. La foi chez beaucoup a hélas déjà succombé à ces travers. Elle n’a résisté ni à la vanité ni à l´hypocrisie. Notre Frère Bernard1, seul contre tous l’a d’ailleurs dénoncé depuis Clairvaux lorsqu’il écrit « L’église resplendit sur ses murailles, et elle manque de tout pour ses pauvres ; elle enduit d’or ses pierres, et elle laisse nus ses enfants ; on prend aux indigents de quoi flatter les yeux des riches … »

 La vraie charge monacale n’est pas de tout repos. Elle impose des contraintes. Elle exige des sacrifices. Elle est parfois ingrate quand elle suggère une logique obscure et trace un chemin tortueux, que l’on suivra pourtant avec rigueur, avec abnégation. Beaucoup toutefois ne parviendront jamais à comprendre. Choisir les Ordres, c´est aussi saisir l’ opportunité offerte à ceux qui ne sont pas nés du bon côté des murailles de pierre ou des places fortes. À ceux qui ne justifient pas d’une position naturelle, gage dit-on d’un héritage divin, on permet de quitter une condition misérable, d’en choisir une autre sans doute plus terrible encore, d’en revêtir la seconde peau, une autre robe parfois plus sournoise, plus revêche, plus hypocrite…tellement plus confortable mais seulement en apparence.

 Il y a encore bien sûr des esprits purs, de superbes vocations, des illuminés. Ils sont une minorité. Car si tous paraissent sincères, si leur intention est vraiment de construire des ponts vers l´absolu, cette exaltation qu´ils transmettent n’est jamais que la simple exagération d´une posture, d´un comportement que l´on attends d’eux. La sainteté comme la noirceur est avant tout une question de posture.

 Je ne me considère pas un de ceux-ci. Je suis rentré au couvent pour satisfaire aux désirs de mon père quoique il ne me l´ait jamais expressément exigé ni même demandé. Lui même dans sa jeunesse aura été voyant puis postulant et enfin accompli son noviciat. Un jour pourtant, il est libéré de ses vœux provisoires et quitte la vie religieuse sans ne rien expliquer à personne. Je compris après toutes les années que je passais à ses côtés et dont je conserve encore le souvenir, que rentrer au Monastère était aussi avoir accès au savoir et aux bibliothèques qui le compile, le classifie et l´archive. Je n´aurais jamais eu l’opportunité de revoir et de remercier celui qui sans rien dire me fit très tôt tout comprendre et m’orienta dans la seule voie possible. Mon père mourût emporté par la peste noire et n’eut pas même droit à une vraie sépulture. Il fût brulé tel un indigent. Une fois rentré au monastère je ne le revis jamais

 Nos pieds ne sont plus en feu. Une lente torpeur nous a désormais pris aux extrémités. Nos mains aussi sont engourdis. Elles se plaignent mais nous ne les sentons plus. Nous devons les agiter en permanence pour sentir encore nos doigts de telle façon à ce qu’ils nous tirent des petits cris de douleurs dès qu´ils accrochent ou se posent sur quoi que ce soit. Même les coups de chicotte ne sont plus aussi convaincants. Notre Supérieur semble exténué et aurait grand besoin qu´on lui frotte aussi les côtes. C´est avec soulagement donc que nous apercevons finalement les lumières de Saint Clotilde.

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 Je patiente dans le calefactorium. Je m´y retrouve assez vite seul, mon compagnon de voyage et notre Frère supérieur disparaissant presque aussitôt dans une autre pièce par une porte dérobée . Très haute de plafond et quoique à peine illuminée par le feu vif d’une cheminée occupant toute sa largueur, la salle qui m´accueille est de dimensions fort respectable et appelle à la réflexion. La sensation de froid insupportable qui nous a accompagné jusque là fondant peu à peu à la chaleur des lieux, j’y parviens à reprendre mes esprits, à y remettre de l´ordre. À chaque instant semble ainsi apparaître une sensation nouvelle, toujours plus surprenante que la précédente et qui me plonge dans une sorte de stupeur contemplative. La merveille de simplicité architecturale que je découvre, sa sobriété de lignes et d’ornements est intimidante. Et quoique la complexité de certains bas de frises puisse momentanément me suggérer le sentiment contraire, je suis vite convaincu qu’une telle composition d´ensemble appelle quiconque à la méditation et au recueillement, rendant palpable l´insondable et visible ce qui sinon resterait du domaine de l´illusion  ou de la pure spéculation. Cet endroit n´est pas seulement majestueux et grave. Il est tout imprégné de mystère et à la fois de certitude. Tout y est sombre et clair à la fois. Dieu habite et protège nécessairement ces lieux. Je m´y assoupis alors, tranquille et paisible.

 « Frère Jean-Marie…Frère Jean-Marie… Réveilles-toi… Il est deux heures passées… C’ est bientôt les Vigiles… Je suis Paul, le Frère hôtelier… Suis-moi…Il n´y a pas de temps à perdre… Tu dois te passer de l´eau sur le visage… Mais regardes à quoi tu ressembles ! Le vent a dû passer sous la porte et soulever la cendre de la cheminée…Pour un peu on te prendrait pour un de ces maudits croquants ! Tu ne peux pas te présenter ainsi à l´office… Allons ! Ne traînons pas… »

 J‘émerge à peine d’un sommeil profond et sans rêve que le Frère hôtelier me tire par la manche et me pousse jusque à la même petite porte par laquelle j´ai vu disparaître mes compagnons d´expédition. Un écart de température contrastant avec celle que nous quittons nous surprends . J´ai un instant le sentiment d´être sorti du monastère et d´être assailli de nouveau par le froid redouté de la veille. Mais nous rentrons à peine dans le cloitre intérieur dont l´ouverture au ciel permet de distinguer le firmament étoilé et convenir qu´il ne ferait pas bon être en dehors de ces murs par une telle nuit. Malgré le manque d´illumination, je pressens ici aussi le même style dépouillé et profond du calefactorium, devinant dans l´agencement de ce patio ordinaire toute la rigueur et l´austérité romaine. En totale contradiction avec les fastes et les excès parfois fantaisistes de monastères plus contemporains, le cloitre semble en effet être plus inspiré par la sobriété des impluvium dont je me souviens avoir lu des descriptions dans les manuscrits patristiques de Clément de Rome. Ils furent de mes premières lectures de travail, celles qui marquèrent mon apprentissage de copiste.

 Dans un angle opposé du jardin, tout juste indiqué par une oupille allumée de feu , Paul me désigne du doigt de grandes cruches d´eau. Je dois en briser la couche de glace superficielle pour m´asperger d’ un liquide si gelé que la première ablution termine définitivement de me réveiller. Il m’entraîne alors d´un bon pas dans une autre direction de la cour, m´invitant à pousser une lourde porte que même à deux nous éprouvons de la peine à manœuvrer. Nous pénétrons dans un long passage vouté dans le mystère duquel nous percevons le mouvement d´autres ombres furtives qui s’y engouffrent et progressent en file silencieuse vers l’office nocturne.

 Comment décrire l´émotion qui m´étreint tandis que je rentre dans l´église illuminée par ce qui me semble être mille feux ou mille lumières. J’y compte cinq travées, et vingt bons mètres de haut jusque à une voûte en berceau brisée soutenue par d’imposant piliers rectangulaires. Chaque face de ces massifs doubleaux possède à hauteur d’homme sa torche. Ces dernières devraient rendre irrespirable et pesante l´atmosphère. Elles ne fument pourtant pas. Quelque soit la rangée de bancs ou de stalles distribuées à intervalles réguliers de part et d´autres de la nef dans lesquelles on se positionne l’air n´y est jamais vicié. Les arcs de voute qui bordent le transept retiennent aussi mon attention. Ils reposent sur des colonnes géminées s´arrêtant sur des consonnes en quart de rond. Leur base à été gainé de coffres en bois brut et massif, unique coquetterie concédée à la sévérité du reste de l´ouvrage et qui contribue à en contrebalancer la rigueur. Quoique constitués de simple panneaux de marqueterie conçue avec une extrême sobriété, sans fioritures ni appels de motifs sculptés, ils suscitent voire attisent la ferveur et l´émoi de quiconque pénètre dans l´église et en rend aussitôt grâce à Dieu.

 S´il me fallait définir, fidèle à l´enseignement de mes maîtres, ce qui selon moi configurerait le lieu idéal rapprochant le croyant de son Créateur, c´est à dire l’ endroit où il peut sans crainte élever son âme muni de la certitude que celle-ci trouve son salut, ou, rebondissante sur la pierre nue et austère de ce chemin ardu, pour réincorporer sur le trajet inverse son corps dérisoire et frêle, sans doute tracerais-je désormais et à jamais le plan de cette église .

 Je me sens chez moi comme quiconque témoignerait de cette office se sentirait tout autant dans un lieu cher. Une seule ombre vient toutefois ternir ce tableau magnifié par la liturgie des moines tous regroupés pour entonner le cantique d´introduction à l´office :

Magníficat ánima mea Dóminum,

et exsultávit spíritus meus in Deo salvatóre meo2

C’est que je ne vois ni mon compagnon ni mon Frère supérieur dans aucune des traverses. Le Frère Paul resté discrètement à mes côtés pour me servir de chaperon semble comprendre mon émoi. Il se penche discrètement vers moi et m´annonce l´incroyable nouvelle qui me laisse perplexe et pantois tout le reste de l´office:

« Ne cherche ni ton supérieur ni ton Frère dans la Foi. Ils sont repartis hier soir tandis que tu dormais. Tu en sauras plus demain…»

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 « De graves nouvelles sont arrivés de votre prieuré. Vous en êtes partis il y a plus d´un an. Tant de choses ont changés depuis. Il est surprenant de constater combien souvent l´Ordre Naturel préserve le cours des ans et celui de l´histoire, comment il en maintiens l´équilibre juste et harmonieux, garantissant la très exacte nécessité de l’existence montrée par l´œuvre de notre Seigneur – nous souhaiterions dans notre arrogance que cette tempérance demeure ad vitam aeternam ; et comment tout parfois peut aussi basculer, par le simple fait d´une contingence inouïe et révoltante du quotidien, quoique nous sachions – nous éprouvons parfois de la peine à l´admettre – que rien n´est dû au hasard et que la main de notre Créateur n´est jamais étrangère aux péripéties de l’existence…»

 L´homme qui me parle est d´une stature supérieure à la normale. Il a certainement dépassé la cinquantaine quoique son visage buriné laisse supposer qu´il est beaucoup plus âgé. Il doit être natif d´une autre contrée son accent prononcé trahissant cette origine étrangère. La forme particulière et unique de sa tonsure suffit pour le confirmer. Contrairement à la règle commune et admise qui commande chez l´aspirant moine de se raser la partie supérieure du crane pour ne garder qu’une simple couronne de cheveux, toute la partie antérieure de sa tête à lui, en avant d’une ligne allant d’une oreille à l’autre, est totalement rasée alors que, en arrière de cette même ligne, sa chevelure est intacte. Nous avons appris à nous méfier des moines qui entretiennent cette tradition celtique. On dit que leur foi est encore trop empreinte de croyances et de pratiques païennes, de résurgences du temps de l´obscurantisme et des ténèbres maintenus par les druides et autres sorciers. Mais Père Wilfried devant qui je me trouve est avant tout le prieur claustral de Sainte Clotilde. Sa voix est prépondérante dans le monastère. Il a pour mission de maintenir la cohésion spirituelle au sein de la communauté. Malheur à celui qui ne pliera pas devant son autorité. Cette force naturelle qu´il incarne est par ailleurs renforcé par le regard perçant et inquisiteur qu´il pose sur moi tandis qu´il me parle. Son œil gauche est voilé d´un écran blanc, ce qui renforce la force de l´autre qu’il pose sur son interlocuteur, détournant légèrement la tête et de telle manière à dévisager celui-ci dans son champ vision réduit.

 « –Une bande de gueux , une véritable insurrection de tard-avisés s´est infiltrée de nuit dans votre Prieuré pour en piller le Cellier. Les misérables n´ont pas même respecté la Sainteté des lieux. Ils ont profané l´Eucharistie et ont emmené le vin de messe. Tes Frères bien sûr ne sont pas restés sans rien faire. Le circateur et le camérier, comme tu le sais, ont connu, avant de choisir celle de Dieu l’exigeante vie des armes. Ils ont justement trucidé quelques uns de ces coupes jarrets mais ont finalement succombé à leur méchantes blessures. Qu’ils reposent en Paix ! Plus grave ! Eric, ton abbé, venu courageusement en ligne de front pour tenter de raisonner la curie sanguinaire de ces lâches a été décapité d´un coup de hache par un criminel qui s´est ensuite acharné sur son pauvre corps. Que Dieu accueille son âme ! Ton Supérieur et ton frère dans la foi sont donc repartis dans l’urgence. Voilà pourquoi ils ne t´ont pas prévenu.Te voilà seul maintenant pour mener à bien la mission tout aussi périlleuse que vous êtes venus jusque ici mener à son terme final. Tu travailleras au plus vite,s´il le faut le jour comme la nuit. Tu seras dispensé des charges habituelles et même de la liturgie ordinaire pourvu que tu t´engages à la respecter selon ton propre rythme. De plus, tu ne pourras sortir du Scriptorium avant d´avoir conclu ton travail et sitôt celui-ci terminé tu devras immédiatement quitter ce monastère sans chercher à ne rentrer en contact avec quiconque. Tout ton travail d´ailleurs devra être fait dans le plus grand silence que tu ne devras briser sous aucun prétexte si ce n´est sous ma seule autorisation expresse. Le Frère hôtelier sera ton seul contact direct. Il pourvoira à tes nécessités mais à lui non plus il ne te sera pas autorisé d’adresser la parole. Tu ne pourras te rendre dans le cloitre pour y satisfaire tes nécessités naturelles mais une fois tous les deux jours et exclusivement durant la nuit, après l´office des Vigiles, tu seras autorisé à sortir de la bibliothèque, tout juste jusque au bout de son couloir d´accès, pour te soulager dans une petit local prévu à cet usage. As tu quelque chose à dire ? Parles et ensuite n’ouvres plus jamais la bouche si ce n´est loin de ces lieux…

Je n´ai rien à dire mon Père. Je suis prêt à m´acquitter de ma mission.

-Qu’il en soit donc ainsi ! Et que Dieu t´accompagne sur les pentes vertigineuses que tu devras sans doute dévaler et dont tu auras la plus grande peine à parcourir en sens inverse. Va maintenant ! Le Frère hôtelier te montrera le chemin du cabinet obscur…

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« N´oublie surtout pas les ordres du Père Wilfried. Si tu devais sortir du périmètre du scriptorium sans avoir achevé ta mission tu ne pourrais plus y retourner et serais contraint de quitter sur le champ le monastère. Ne rompt pas la consigne de silence. Rien de ce que tu verras, liras ou feras dans le cabinet obscur ne devras être révélé à quiconque. La grande majorité des Frères de notre abbaye ont d´ailleurs déjà fait vœux de silence. Mais tu ne vas pas simplement travailler dans la bibliothèque. Tu seras amené à en découvrir et en consulter les ouvrages les plus obscurs, les plus périlleux aussi. Ils pourront si tu n´y prends garde ébranler ta foi ou tes certitudes. Ils risquent de te corrompre à jamais. De ronger cette part d´infini que la foi entretient en toi. La Confrérie ne peut courir le risque que tu exerces une influence sur aucun de ses membres. Voilà pourquoi tu devras vivre reclus durant tout ce temps de travail et pourquoi tu ne devras tenter de maintenir aucun contact avec les autres copistes dont tu partageras le voisinage. Je t´apporterai tous les jours tes repas. Je te les glisserai par un compartiment spécial. Tu ne pourras utiliser le cabinet d´aisance comme spécifié qu´une seul fois tous les deux jours et toujours de nuit. Si par mégarde tu ne respectais une seule de toutes ces consignes tu serais immédiatement expulsé du ministère. Tout est-il clair ?»

 Le piège est grossier. J´acquiesce de la tête sans protestation ni commentaire. Je suis déjà lié par la règle du silence. La moindre réplique suffirait à prouver ma désobéissance, décréter mon départ et configurer l´échec de ma mission. Le Frère Paul me dénoncerait aussitôt. C´est en fin de compte son rôle. La charge en apparence ingrate qu´il occupe au sein de la communauté recluse lui donne une sorte de pouvoir occulte. Dans la hiérarchie du monastère, les moines hôteliers rentrent en contact direct avec les visiteurs ou les hôtes. Ils ont sur eux une mission de surveillance. Et doivent veiller à ce qu’ils respectent avec zèle le régime religieux interne. Ils monnaient pourtant leur indulgence, détournant parfois le regard de ce qui porterait atteinte au strict code disciplinaire. Et en tirent d´éventuels profits, certains, dans quelques rares communautés, devenant aussi puissants et redoutés que le Prieur ou l´Abbé lui-même. Ils cumulent par ailleurs assez souvent la fonction d´intendant, contrôlant les ressources financières, la collecte des dons en nature, les achats de vivres, l’échange des biens ou des services offerts par les moines et monnayés par la communauté. Combien d´entre eux, dénoncent on parfois, se sont ainsi enrichis à l´encontre de la règle de pauvreté et de dénuement inhérente au choix de vie monacale…

 Nous empruntons un escalier abrupt pour accéder à l’étage supérieur du monastère. Selon les points de repères que je parviens à tracer de cette abbaye qui m´est pourtant inconnue, nous devrions nous trouver maintenant au dessus de la pièce de réchauffement. La pierre des murs que nous longeons est d’ailleurs plutôt tiède, la chaleur du feu entretenu dans le calefactorium irradiant le corps de bâtiment tout entier, malgré l´humidité qui suinte de certains murs . Nous rencontrons en fin de couloir étroit une porte à lames croisées face en chevron. Son vantail est bardé de bandes de fer horizontales maintenues équidistantes entre elles par une maille complexe de clous fichés dans le bois et dont les capsule de fer fondu et ciselé déclinent de surprenants motifs géométriques. Ils pourraient jurer avec la gravité architecturale de l´abbaye. Ils s´y fondent pourtant avec justesse et économie. Un détail attire aussitôt mon attention tandis que Frère Paul tire derrière moi la porte et me laisse seul dans un écritoire envahit de livres et de parchemins. Un heurtoir a été suspendu à l´huis interne du battant. C´est un marteau rudimentaire retenu par deux tourillons qui permet de tabuster le bois. Il est habituellement disposé à l´usage de ceux qui se présentent pour passer un seuil. Je comprends toutefois qu´il me faudra l´actionner lorsque je devrai sortir, de telle manière à annoncer mon passage et que quiconque se trouvant dans la proximité de celui-ci s´en éloigne sur le champ.

 Me voici donc plus isolé encore dans un espace déjà tourné vers la réclusion. Cette perspective ne m´apparaît pas aussi effrayante qu´une autre . Le véritable dénuement, la plus totale désolation ne sont pas à déplorer derrière les murs ou les portes qui nous retiennent et nous enferment. Les portes finissent toujours par s´ouvrir et les verrous par sauter. Ce que l´on croyait insurmontable ou perdu à tout jamais, un jour finit par se résoudre. Souvent les seuls poids du désespoir et de l´impossibilité de vivre influent sur le cours d’événements décrétés adverses plus par commodité et moins par raison. Il faudrait apprendre à vivre sans fatalité. Nombre d´écueils du quotidien seraient ainsi maintenus à distance . Car la seule pauvreté à craindre est celle de la misère de l´âme. Ne croire en rien, manquer de conviction et d’espoir, perdre la sincérité et l’ardeur attachées à ces idées , à ces convictions qui un jour nous remuèrent et nous poussèrent à aller de l´avant. Voilà la seule hantise qui devrait nous poursuivre. La foi, en qui ou en quoique ce soit, est le seul moteur qui vaille et permettra toujours de surpasser cette angoisse.

 Je comprends pourquoi le Prieur évoquait un Cabinet obscur. C´est une pièce d´environ dix bon mètres sur cinq de largeur, au toit vouté, et dont les murs latéraux ont été équipées de supports et de planches en bois pour y accueillir une collection magistrale de livres aux formats les plus divers. Quelques lampes à huile disposées à intervalles réguliers dispensent une lumière à peine suffisante pour ne pas buter sur des piles de manuscrits entassées à même le sol. Certains parchemins ont aussi été classés mais dans un ordre semble t´il aléatoire sur une table disposée dans le sens de la longueur de la pièce. Du coté gauche, un écritoire est installé, ainsi qu´une chaise haute, illuminé par une lampe à huile diffusant un rai de luminosité tremblante pour éclairer ce plan de travail. Sur celui-ci est disposé un assortiment de rémiges. J’y reconnais un jeu de plumes d’aigle, ainsi que d´autres que je crois être de coq de bruyère ou de canard. Un couteau de correction et de taillage est disposé à leur côté, proche d´un encrier multiple, une sorte de réservoir compartimenté permettant d´y entreposer simultanément des encres de couleurs variées. Sous le pupitre enfin des lots compacts de vélin reliés par des cordelettes sont entreposés et constituent une réserve suffisante de parchemin pour le travail d´une vie entière.

 Il me faudra sans doute un temps considérable pour recenser et identifier l´intégralité de cette collection. Pour en extraire surtout l´exemplaire du Codex Angelus que je recherche. Je parviens toutefois assez rapidement à identifier les cotes maîtresses de ce classement ainsi qu’à en cerner l´organisation générale, quoique selon moi celle-ci ne me semble pas avoir été montée de la plus rigoureuse manière, certaines œuvres étant réunies entre elles selon des critères hétérodoxes et contraires aux règles admises dans d’ autres bibliothèques de ma connaissance. En témoigne cet original Précis de limonologie que je trouve classé au près d´un surprenant Traité d´herméneutique gallicanum, en fait une simple transcription en typologie crénelée d´un ouvrage fort diffusé dans tout l´occident Chrétien. J´identifie aussi d´autres ouvrages réputés fameux quoique profanes pour certains mais qui constituent la richesse de ce fond précieux. Ainsi, un exemplaire copié du célèbre De causis et processu universitatis3 d´Albert le Grand. Ou encore cet original et controversé De Claris Mulieribus4 de Boccace, dans lequel l´auteur Italien disserte en précurseur , quel absurdité, sur le genre féminin.

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 Je travaille depuis ce que j´estime être l’équivalent d’un bon mois. J´ai en fait perdu toute notion du temps et vis à peine au rythme des repas qui me sont passés par un jeu de tiroirs, de compartiments incrustés dans la paroi de l’un des murs de la bibliothèque et qui ont été disposé de telle façon que si l’on souhaite en actionner le premier, le second doit être nécessairement fermé. Ce mécanisme ingénieux garantit ainsi que quiconque se trouvant dans le cabinet obscur ne puisse communiquer d´aucune manière avec la personne actionnant le système de passe plat. M’étant également rendu aux lieux d´aisance mais toujours après m´être assuré de ne jamais croiser personne et d’avoir au préalable frappé le heurtoir sur le ventail de la porte, je peux donc garantir n’avoir eu aucun contact avec quiconque durant tout ce temps et avoir donc respecté les consignes exigées par le Prieur Wilfried.

 Mais qu’ai je fait depuis mon arrivée ? Je déplore ne pas m´être concentré sur le travail pour lequel j´ai été désigné.. Et avoir tout juste réussi à séparer les ouvrages de la bibliothèque, à les cataloguer, à les regrouper cette fois-ci selon un ordre logique. Parfois à en avoir toutefois aussi repris la rubrique sur la tranche de certains, à en avoir repassé les couleurs. C´est un travail ardu mais nécessaire. Avec le temps, la tonalité de l’encre s’oxyde et a une fâcheuse tendance à ternir, à virer au rouge puis à l´ocre. Cette réaction chimique est naturelle. Bientôt l’encre disparaît et il est alors trop tard pour corriger l´œuvre de sape des années qui passent. Je ne peux me résoudre à voir en l’état ces manuscrits, ces livres, ce tribut laissé en héritage aux hommes. Je tente de me raisonner, de me recentrer sur le travail que l’on m’a fixé. Mais passer outre cette tâche ingrate, ct travail de fourmi, serait renier ce à quoi je crois et ce aussi qu’on m´a enseigné dès les premiers jours de ma formation de copiste.

 Il faut pour écrire avoir avant tout le respect de soi même et ne pas être motivé par celui que l´on gagnera peut être des autres. Ce sont les conditions sine quibus non sans lesquelles rien n´est possible. L´écriture, ou la copie qui en est une continuation directe, est d’abord un geste esthétique. Quoique il veuille exprimer, des idées, des sentiments, aussi nobles, sensibles et précieux soient ils, le geste d’écriture commande d’abord de dompter les mots , d’en maîtriser le trait, l´orthographe, la grammaire. Il exige aussi de s’orienter selon la loi universelle, le principe supérieur de tempérance et d’exactitude. Je veux avant tout dire par là qu´il existe un absolu vers lequel tend tout calligramme et que dans une certaine mesure, tant bien même resterait il en friche – il existe des textes célèbres restés inachevées- qu’il répondrait encore à ce principe de vérité. Mais il y a plus. L´écriture est un gage d’éternité. C’est une bénédiction, une œuvre consacrée par un dessin divin. Elle réponds à un discours comme à une logique ; l´auteur oscille entre celui-ci et cette dernière quoique tous deux répondent au même postulat. Hiero logos, hiero logikê ! , In principio erat verbum et verbum erat apud deum et deus erat verbum5.

 Dans chaque trait, chaque jambe, chaque boucle existe un infini remarquable. Chercher sans relâche la justesse de la forme, percevoir et saisir au vol l´esprit du mouvement, garantir l´équilibre et la permanence dans le changement sans cesse renouvelé. C´est ainsi que doit travailler le scribe lorsque aussi il enlumine son texte quoique il lui faille découvrir au fil des lignes qu´il en embellit plus l’esprit que la lettre. Car enfin ! Qu’est ce que la technique portée au summum de son geste si ce n´est une bénédiction consentie à l´homme poursuivant l’éternité ! Il faut sans cesse répéter la même forme, reconsidérer l’épaisseur de ses traits, tailler sans relâche mais délicatement sa plume, orienter le biseau de sa pointe selon un angle parfait, trouver les exactes mélanges de pigments, en tirer les tonalités les plus justes et pures.

 Au novice qui apprend la technique que doit on dire ? Que ses descendantes ou ses ascendantes devront toujours respecter une symétrie parfaite. Qu´il sera tenu de préserver ses interlignes et que ses éventuelles lettrines s’en ´détacheront quoique pourtant ne devront en perturber ni la régularité ni le rythme. Les boucles ou les fioritures jamais ne changeront : elles seront répliquées à l´identique pour préserver son identité au texte, qui, telle une pièce scénique, doit toujours répondre à une unité de temps, de lieux et d´action, dans ce dernier cas, le tracé, la gestuelle du copiste. Et qu’enfin les pleins doivent logiquement se distinguer des déliés, mais que tout la technique, tout le talent et l’inspiration de l´artiste doivent le conduire à suggérer cette différence sans que pour autant elle devienne criante dans l´ensemble.

 Ce sont les règles de l´art. Ce sont celles que j´ai apprises. Et que je m´efforce d´oublier.

 Atteindre la perfection passe par le respect initial d’une technique. Celle-ci recommande des principes fondamentaux sans lesquels il sera impossible de parvenir à quoique ce soit de construit et de sérieux. Ces principes fondamentaux ne sont pourtant pas tous quantifiables. On peut difficilement tous les montrer. Il faut même parfois en cacher délibérément certains ou du moins ne les dévoiler qu’en partie, laissant à chaque apprenti le soin de les découvrir par lui même. Comment enseigner les points d´équilibre et ceux de rupture ? Comment faire comprendre une sensation de légèreté ou au contraire de lourdeur délibérée. Ce sont des détails que le maître écrivain épargne à son élève dans un premier temps. Il ne comprendrait pas. Il lui faudra chercher seul le sens de ces commentaires sibyllins récoltés durant ses années d´apprentissage. Plus tard, et s´il persiste dans son entreprise, c´est à dire, une fois prouvée sa maîtrise de la technique de base, s´il considère toujours qu’il ne sait encore rien, et que sa qualification, son brevet de maitrise une fois acquis n´est qu’un point de départ, il commencera alors à parfaire sa technique , peut être à en créer une nouvelle, originale, qui lui soit exclusive…

 Peut être comprendra alors t-il que pour parfaire et transcender une technique , il faut à la fois la maîtriser et l´oublier. Qu’il faut l’appliquer et réussir à s’en éloigner ou encore à l´incorporer à un tel point, la personnaliser à un tel degré d’expertise qu’elle n´est pas ou plus un geste technique répété mais que lui même est devenu ce geste , ce trait, cette lettre, cette courbe ou jambe, qu’il s´est entièrement dilué dans ce point d´encre ou dans ce reflet rougeâtre cerclant un arrondi ou une pointe.

 La maitrise du geste passe en premier par son absence. Pour véritablement écrire, le calligraphe doit avant tout disparaître.

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Je parlais d’absence. Il me vient à ce sujet un pressentiment. Voilà deux mois que je suis enfermé et que rien n’avance. Je croyais que plusieurs semaines me seraient suffisantes pour résoudre le chaos de cette pièce. Un temps je fus même satisfait de mes progrès quoique n’ayant pas localisé le Codex .

Or voici une semaine que les ouvrages que j´ai répertorié, corrigé et dûment classé… semblent changer seuls de place ou de cote ! Je me doute bien que cela est impossible. Que cela n’a aucun sens. Et mets cette fantaisie sur le compte de la fatigue ou de l´isolement. Je dois sans le vouloir remuer ces textes, y travailler puis sans y prendre garde les reprendre machinalement, obnubilé par ce maudit Codex que je ne trouve pas. Il me semble bien pourtant avoir cru en apercevoir un en déplaçant une pile branlante de documents. Mais alors que ceux-ci à ma grande terreur s’écroulaient sur moi – un début d’incendie dans cette pièce envahie de papiers et de parchemins signifierait une mort certaine – je ne parvins pas ensuite à retrouver l´ouvrage.

Mais si – c´est tout à fait plausible- ce texte se présentait sous la forme d´un volumen et non d´un codex ! Je chercherais alors en vain un document sciemment élaboré selon une technique dépassée pour brouiller les pistes et décourager l’intérêt d´éventuels exégète . Pourquoi cette éventualité ne serait-elle pas envisageable ? Je crois l´avoir précédemment évoqué. Tout est possible. Tout doit être envisagé même ce qui en premier lieu n´a aucune raison d´être. À commencer par l´existence même de cet ouvrage. Peut être n’en rencontrerai-je aucun. Peut être n’ a t-il jamais été écrit, relié ni envoyé dans ce monastère. Et s’il le fut, aurait il quoique ce soit à nous apprendre, pour compléter ce que nous savons en fait déjà, pour nous distraire, pour nous éloigner de ce qui devrait en vérité nous motiver, occuper la majeure partie de notre temps, c’ est à dire en fait le plus important, rendre gloire à notre créateur et à son œuvre…

 Si cette possibilité existe, elle est pourtant peu probable. L’évocation la plus raisonnable du Codex Angelus nous la tirons d’un fameux évangéliaire du IVème siècle, le Codex argenteus dans lequel il est clairement dit au sujet du document qui nous importe qu´il s’agit d’un «librum in octavo consuti auro filum » (un cahier in octavo relié et cousu de fil d´or ). C´est sous cette forme que nous avons en l´occurrence trouvé tous les autres extraits que nous avons déjà recopié. Pourquoi en serait il autrement pour cet ultime version ?

 Et pour quoi de plus qui me conforterait dans mes certitudes? Ou qui aussitôt les réduiraient à néant, lorsque par un excès de découragement extrême je me dis que tout ce pour quoi je suis venu ici ne sert à rien. Ma mission ne me semble plus en être une. Elle n’en est plus une. La soudaine disparition de mes compagnons elle aussi est injuste et illogique. Et toutes ces couvertures, ces pages de garde, ces tranches, dont je repasse les libellés, les titres, les références mais pour lesquelles pourtant je ne manifeste plus d´intérêt…

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J‘entends à intervalles réguliers d’étranges bruits… Des pages que l´on tourne…Des couvertures qu’on referme avec rage avant de jeter au loin des ouvrages devenus inutiles… La totalité de la pièce me semble parcouru d´un crépitement continu et malsain de silences qui se superposent, s´entrecroisent et au contact desquels des vibrations toutes aussi muettes se font désagréables. D’intensité variable, elles semblent même souvent provenir de ma propre respiration. Je perçois aussi des éclairs, des rais lumineux traversant l´obscurité de la pièce et qui disparaissent après m´avoir causé d´intenses maux de têtes, de terribles migraines. Elles ne me lâchent plus. Je ne parviens plus à dormir… Je tombe plutôt dans de profondes crises léthargique, d’aphasie consternante, alternant ces moments d’hébétude, lorsque je parviens tout de même à en sortir, avec d’autres au contraire de fébrilité, d´hyperactivité, de frénésie à la tâche ; mais pour ne toutefois rien faire, rien produire qui vaille, pour à peine nourrir un sentiment étrange de répulsion pour ces livres, pour en ressentir la terrible nausée. Il me faudrait me ménager un temps de repos. Mais comment trouver un seul instant de répit.

Aujourd’hui… De nouveau… J’ai surpris une pile entière de documents entreposée du côté gauche de la pièce à s’écarter de l´écritoire, à se rapprocher d’un rayonnage dont je réorganisais le classement depuis la veille ! Je n´ai plus aucun doute sur ces mouvements intempestifs. Ils sont bien réels. J’en note d’ailleurs toutes les variantes, toutes les constantes. J’en tiens une liste détaillée sur un registre que j’ai ouvert à cet effet.

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 Plus d’encre… Vu le Codex… Je l´ai touché… Pour écrire ces lignes, j’ai dû me tailler une veine… Recueillir mon sang… De quoi tirer un trait… ou deux ! …Une porte… Vite ! Alors !Le couloir…. Des ombres qui s’agitent…

 … /…

 La lampe… Tombée… Sans doute, voilà l’Enfer ! Plus un mot ! Et les flammes, au loin, dans la plaine. Elles dansent… Sur les toits du monastère…. La nuit est ce brasier… Et je m’allonge… Au soleil de ma mémoire...»

Petrolina -Brésil 2012

1Bernard de Fontaine, abbé de Clairvaux fondateur de l´Ordre des Cisterciens

2 Mon âme exalte le Seigneur,
et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur,

3Des causes et de l’émanation de l’univers

4Sur les femmes célèbres

5Discours divin, logique divine, « Au commencement était le Verbe , et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu ». Saint Jean 1:1